INCAPACITÉ INTELLECTUELLE ET CIVILE DE LA FEMME (1916)

par Éva Circé-Côté

Éva Circé-Côté intervient elle aussi sur la question des droits civils des femmes. Mais son propos est beaucoup plus radical : elle compare le mariage à une forme d'esclavage et de servage; il est une forme de marché, où les femmes passent de la tyrannie des parents à celle du mari; la femme est privée de sa liberté. Elle compare la cérémonie du mariage à une cérémonie sacrificielle! Elle réclame rien de moins que l'égalité entre époux. De tels propos en 1916 sont tout simplement incroyables! Faut-il rappeler qu'ils sont publiés sous un pseudonyme masculin?


L'incapacité civile de la femme est la résultante de l'incapacité intellectuelle qu'on lui a toujours supposée, affirmée même puisque par le mariage la femme est tenue "d'obéir" à son mari. On lui fait une obligation de servage, d'hommage lige à son seigneur et maître dès son entrée dans la vie conjugale. Au lieu de la liberté à laquelle elle aspirait en sortant de la tutelle du pensionnat et des parents, on lui impose le joug des esclaves. Elle ne fait que tomber de Charybde en Scylla ; elle échappe à une férule pour tomber sous une autre, en somme elle change de tyrannie seulement. Are Women People? Hum! Le simple fait que votre époux ait commis l'adultère ne vous donne pas automatiquement droit à la séparation de corps. Mais lui - le mari - a droit à cette séparation dans le cas où la femme est infidèle... Montreal Herald, 29 novembre 1929

Tout d'abord la femme ne s'aperçoit pas du guet-apens où elle a été attirée. Piège dissimulé sous des fleurs, dont elle n'a pas appréhendé le danger. On a bien choisi le moment pour enchaîner sa liberté sans que la victime en ait le moindre soupçon. C'est à l'église que s'accomplit cet acte néfaste qui lui ravit du même coup sa dignité de femme et l'indépendance de sa vie. L'autel a revêtu sa plus belle parure, les mélodies de l'orgue comme une pluie chaude d'été, s'épandent en son âme, la pénètrent, l'amollissent et font éclore en cette terre neuve, toute une germination de pensées tendres. À la chaleur du sanctuaire [...], au milieu des nuages de l'encens, les cierges fondent et ploient ainsi que les ressorts de sa volonté. Parée comme une vierge chrétienne qu'on destinait à la roue ou aux lions, couronnée de fleurs, elle vole au martyre, hypnotisée, à demi consciente, comme une somnambule marche en rêve. Elle jure obéissance à son mari. A cette heure, que ne jurerait-elle pas avec cette frénésie qu'éprouve la femme de se donner à celui qu'elle aime!... Mais l'irréparable est consommé, le marché est signé et contresigné.

Elle n'a rien vu, rien entendu et la voici du jour au lendemain dépouillée de sa liberté consciente et des quelques privilèges qu'elle exerçait alors qu'elle était fille, comme le droit de disposer de son bien, le droit de voter aux élections municipales et de jouir du gain de son travail.

L'incapacité légale, comme l'incapacité morale de la femme, [l'impossibilité] d'imposer son idée quand elle est bonne et de prendre le gouvernail de la barque familiale, commence au mariage et dérive même du mariage, c'est incontestable. Sans doute, en supprimant le mot "obéissance" des devoirs conjugaux de la femme, on n'arriverait pas à la libérer du guêpier des lois où elle va tomber toute vive, mais ce serait un acheminement, vers sa délivrance future, car il est dans son triste destin d'avoir été asservie par l'homme, comme par la maternité, et d'aspirer toujours à être "délivrée". C'est elle qui a élaboré dans son sein les humanités futures enfin rendues à leur liberté primitive et l'on veut qu'elle soit esclave, comme si une femme asservie sous l'omnipotence maritale pouvait procréer des générations fières et indépendantes...!

C'est quand la pauvre femme après quelques années de ménage a vu se faner lentement la couronne d'illusions qui fleurissait son front de vierge et qu'elle se sait dans la position très humiliante et très douloureuse parfois de mendier et de subir la puissance de l'homme auquel bien souvent rien ne la rattache plus, ni la tendresse disparue, ni l'intérêt.

Afin de couper court à tous ces abus, quand donc donnera-t-on des droits égaux aux conjoints, quand dispensera-t-on la femme de l'obligation d'obéir à son mari, obligation qui n'est que comme une barrière pour donner à celle-ci l'idée de sauter par-dessus, mais qui n'en subsiste pas moins comme un attentat à la dignité de la femme? D'abord, il faudrait faire légaliser le grand principe d'égalité des sexes; comment aujourd'hui soutenir avec gravité la supériorité de l'homme? Il fut un temps où à force de se suggestionner et d'en persuader la femme, il était devenu ce qu'il prétendait et voulait être, tant il est vrai qu'il ne faut bien souvent qu'affirmer une chose, pour qu'aussitôt tout le monde y croie. Ce qui n'était d'abord qu'une présomption, devint bientôt une certitude qui s'est imposée [...]. Pour ne pas trop éveiller la défiance de la femme, on a appelé cet instrument de domination, une protection. Trompée par les mots, elle n'y a vu que du feu, un feu de joie d'abord qui est devenu une catastrophe.

Si nous n'allons pas jusqu'à demander aujourd'hui l'abolition radicale de l'autorité maritale, c'est parce qu'il convient de procéder avec prudence, avec lenteur pour y arriver plus sûrement. Mais l'autorité de la femme devrait au moins commencer avec l'indignité du mari. Ce dernier, quand il use de ses droits au préjudice de la femme et des enfants, devrait en être dépouillé. [...]

La puissance du mari ne doit pas être comme les fonctions des juges inamovibles ou transmissibles de mâle en mâle, comme la tare originelle et la royauté; qu'en pensent les gens sensés?

[Source : Julien Saint-Michel, The Labor World/Le Monde ouvrier, 15 avril 1916, p. 1.]

REPÈRES
1930 : Dépôt du rapport de la Commission d'enquête sur les droits civiques des femmes au Québec
1931 : Entrée en vigueur de la Loi modifiant le Code civil et le Code de procédure civile relativement aux droits de la femme



© Éditions du remue-ménage, 2003

Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton, 2 août 2004
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