L' É D U C A T I O N   D E   N O S   F I L L E S  :
 elles doivent être protégées pour les luttes de la vie (1916)

par Éva Circé-Côté

L'enseignement supérieur destiné aux filles est au mieux toléré par les autorités. Les religieuses ont d'ailleurs du mal à obtenir la permission d'utiliser le mot "collège" pour désigner les établissements de leur réseau qui tarde à se développer, les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame ayant exigé l'exclusivité à Montréal pour vingt-cinq ans! Il s'accroît à partir de 1933, mais la clientèle reste très faible jusqu'aux années 1950. Toutefois, quelques femmes audacieuses ont des visées plus larges et n'hésitent pas à réclamer le droit à l'instruction pour le plus grand nombre possible d'étudiantes. Éva Circé-Côté, journaliste prolifique qui chaque semaine collabore au Monde ouvrier sous le pseudonyme de Julien Saint-Michel, réclame une formation professionnelle pour les femmes, à l'instar de celle offerte aux garçons au Québec, à partir de 1911. Elle conteste ainsi l'esprit bourgeois qui caractérise les partisanes de l'instruction supérieure pour les filles. Alors que l'instruction féminine était principalement un atout permettant d'épouser un bon parti, elle est présentée par la journaliste comme un droit, comme une préparation indispensable au marché du travail, ce qui semble à l'époque une audacieuse innovation. Elle réclame aussi plusieurs fois l'instruction obligatoire.


Une école ménagère en 1905 "Une femme en sait toujours assez!" Voilà l'argument définitif que l'on employait pour retirer la fillette de l'école et du pensionnat. On n'avait peut-être pas tort.

Pour coudre, cuisiner et avoir soin de la marmaille, ce n'était pas nécessaire d'être un puits de science. Bref, avec son intuition merveilleuse, la femme suppléait à son manque de culture. Ce que les hommes apprennent avec peine, avec beaucoup d'efforts, les filles d'Eve y parviennent d'un bond, spontanément, sans forte tension de l'esprit. Il y a dans leur âme une sorte de lumière intérieure, comme des lueurs d'aurore qui jettent sur les choses des clartés anticipées. Cette vision directe aiguë qui va jusqu'à pénétrer la pensée des êtres est une faculté sœur de leur imagination et provient de leur merveilleuse sensibilité. Don charmant qui fait vivre plus intensément, une manière de voir avec les sens, de pressentir les événements, de comprendre avant qu'on ait parlé et de s'assimiler la somme des connaissances nécessaires pour pouvoir causer de tout, effleurer les matières les plus abstraites avec la légèreté d'aile d'un papillon.

Cette grâce superficielle qui suffisait à la femme d'autrefois pour plaire et charmer serait un trop mince bagage pour la femme d'aujourd'hui. Autres temps, autres mœurs, il faut lui donner une solide instruction non pas seulement parce que c'est un être de chair et de sang qui a droit au savoir comme l'homme, une créature de raison autant que d'amour, une personnalité morale susceptible de hautes aspirations, mais surtout parce que plus que jamais elle est appelée à gagner sa vie, celle de ses parents et de ses enfants.

Le véritable enseignement à donner aux filles est encore à créer, j'entends celui des filles destinées à entreprendre la lutte pour le pain quotidien. Le pensionnat, le couvent, l'académie sont des serres chaudes où l'on élève des plantes de prix, mais quand on songe que la plupart sont appelées à vivre en pleine terre exposées aux rigueurs d'un climat meurtrier et forcées de lutter avec les éléments, on se rendra compte que cette éducation douillette n'est pas celle qui convient aux filles de demain. Les cours sont trop longs et surchargés de matières inutiles. Une élève, si elle veut être graduée devra passer huit ans dans un couvent. Comme les cours sont préparés pour les enfants d'intelligence moyenne, il s'en suit qu'un enfant de talent qui pourrait faire un cours en cinq ans est cependant obligée de suivre les autres. Et ne pouvant les devancer est condamnée à l'inaction.

Pour qu'une femme puisse vivre du travail de ses mains, il faudrait développer l'enseignement professionnel sous toutes ses formes et l'enseignement agricole. Les récentes statistiques nous ont révélé un fait qui devrait nous inquiéter, si nous en pouvions mesurer les tristes conséquences, la population agricole dans la province de Québec a diminué en d'effrayantes proportions, c'est d'un sinistre augure et doit nous donner à réfléchir. Une des causes est certainement l'éducation que l'on donne aux filles. Comme il faut opter pour la petite école avec des maîtresses inférieures et le pensionnat, les parents cossus se décident pour ce dernier avec l'idée derrière la tête d'en faire une demoiselle, c'est-à-dire une fainéante, liseuse de romans insipides, pianoteuse à ses heures, capable de jouer la Tonkinoise ou un "rag-time" et qui rencontrera un bon parti.

Éva Circé-Côté Leurs vœux, hélas, sont exaucés et la jeune fille apprend au couvent le dédain du travail manuel et de son humble condition. La vie sur une terre, selon sa jolie expression, "lui pue au nez" et elle aspire à autre chose qu'à prendre la clef des champs. La ville l'attire et son idéal est un petit monsieur pommadé, frisé, la bouche en cœur, les cheveux collés sur les tempes, commis, marchand et homme de profession surtout. Ce dernier hante les imaginations des jeunes filles, c'est le prince Charmant de leurs rêves, c'est aussi le croqueur de dot, celui qui regrette toute sa vie d'avoir été obligé de "prendre la bête pour avoir le sac!".

Fénelon écrivait à une dame de qualité : "J'estime beaucoup l'éducation dans un couvent, mais j'estime plus encore celle d'une bonne mère, quand celle-ci peut s'y consacrer". Assurément, ce n'est pas l'éducation qu'il faut aux filles de cultivateurs et d'ouvriers puisqu'elle les détourne de leur milieu et de leur voie naturelle soit pour les attirer à la vie religieuse soit pour en faire des déclassées. Nombre de femmes perdues ont pris le goût de la paresse et du luxe dans ces institutions où cependant on prêche et donne l'exemple de la vertu. Une société peut à la rigueur se passer de musiciennes, de brodeuses pour qui le "crazy work", les ouvrages de fantaisie n'ont pas de secrets mais elle croulerait sans fermières et sans ouvrières. Quoi qu'on désire ardemment éclairer sa lanterne, il ne faut pas oublier ni la baratte ni la machine à coudre.

Comme conclusion, il nous faudrait un enseignement plutôt industriel pour les filles, afin de favoriser l'extension, le progrès des arts féminins et l'enseignement commercial [...]. Certes, telles qu'elles sont, nos écoles on doit les déclarer supérieures aux collèges. Au moins, on y apprend la langue française et l'on ne s'empiffre pas de grec et de latin, nourriture indigeste que nos fils d'habitants ne s'assimilent pas toujours, mais des écoles adaptées à nos conditions de vie actuelles s'imposent. La culture artificielle, qui tendait à faire de nos filles des objets de luxe n'est plus de mise. Puisqu'elles seront chefs de famille, "hommes sans poil au menton", par les fonctions qu'elles rempliront, mettons-les donc en demeure d'être à la hauteur de la situation.

[Source : Julien Saint-Michel, The Labor World/Le Monde ouvrier, 22 avril 1916, p. 1.]



© Éditions du remue-ménage, 2003

Édition Web et mise en ligne : Nicole Nepton, 2 août 2004
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