Depuis le milieu des années 1950, la contraception est une pratique de plus en plus répandue et
discutée publiquement, notamment dans les cours de préparation au mariage
et à la Ligue ouvrière catholique.
Un organisme confessionnel, Séréna, est mis sur pied en 1955
pour faire la promotion de la méthode symptothermique (méthode du thermomètre, distincte de la
méthode Ogino-Knauss),
qui est reçue avec enthousiasme dans de nombreux milieux et contribue à développer
le dialogue entre les conjoints (Gervais 2000). Pourtant, la contraception est toujours interdite
par le Code criminel. L'arrivée sur
le marché de la pilule anovulante accélère le recours
à la contraception et le débat public se modifie. Il était moral, il devient
technique. La contraception, au début des années 1960, est surtout une affaire de couple.À
Montréal, le Centre de planification familiale du Québec en fait ouvertement la promotion et organise
des conférences publiques à l'Hôpital Notre-Dame. En 1967, les responsables de ce centre prennent
la décision de mener une enquête approfondie sur l'avortement et d'en publier les résultats dans
un ouvrage, L'Avortement (1968). Ils font le pari qu'une discussion publique sur l'avortement
accélérera l'acceptation sociale de la contraception. En mars 1969, se tient à l'Université
de Montréal un premier teach-in sur l'avortement. Prennent la parole Serge Mongeau et Renée
Cloutier, les auteurs du livre sur l'avortement, Dr Lise Fortier, le psychiatre Jacques McKay,
le pasteur Claude de Mestral et la journaliste Lise Payette. Cette dernière prend la parole
en tant que femme et présente une communication chargée d'émotion. Nous présentons un long
extrait de ce texte.
Depuis déjà plusieurs heures, vous avez entendu des spécialistes de la question que nous avons
choisi de débattre aujourd'hui. Je ne suis ni médecin, ni psychiatre, ni avocat, ni sociologue
et encore moins ministre du culte. Je n'ai qu'un seul titre. Je suis une femme. Du fond du cœur,
je souhaiterais pouvoir vous dire ce soir que je viens vous parler au nom de toutes les femmes
canadiennes. Mais même ça ne serait pas vrai, car, hélas, un trop grand nombre d'entre nous
n'ont pas encore compris le sens du libre choix que d'autres femmes, par contre, réclament
en ce qui a trait à l'avortement.
J'ai déjà accepté de prendre position officiellement sur le sujet de l'avortement sur demande.
Ce n'est donc pas la première fois que j'en parle. Et contrairement à tous les spécialistes
qui s'en tiennent, dans la plupart des cas, soit à la loi avec tout ce qu'elle a de froid
dans sa cruauté, soit aux statistiques, soit à la raison pure et simple, je ne peux pas
aborder le sujet de l'avortement autrement qu'en femme, c'est-à-dire avec toutes les
émotions que ça comporte. Je ne suis peut-être là que pour vous empêcher d'oublier l'essentiel...
les êtres humains concernés. Je n'essaierai même pas de vous citer des ouvrages savants qui
ont sûrement été écrits sur le sujet de l'avortement par des gens hautement qualifiés.
Je vous parlerai de moi... et des autres femmes qui comme moi croient qu'elles sont lésées
dans leur droit le plus légitime et le plus essentiel : celui de disposer de leurs propres corps,
sans être jugées par qui que ce soit.
Le sujet de l'avortement, j'ai eu maintes reprises, dans les réunions privées, l'occasion d'en
discuter avec des femmes, et avec des hommes. Ai-je besoin de vous dire que c'est surtout auprès
des hommes que j'ai toujours trouvé la pire opposition à l'adoption d'une loi permettant à une femme,
quelle qu'elle soit, d'obtenir, sur demande, un arrêt de grossesse qu'elle juge nécessaire.
La principale raison qu'ils apportent à leur objection, dans la plupart des cas, est que les femmes,
une fois qu'elles sauront pouvoir obtenir un avortement facilement, seront tentées par une vie
de dévergondage où rien ne les arrêtera. Il serait trop facile de leur répondre, messieurs, que
nous ne prendrons pas nécessairement exemple sur eux. Mais je ne peux résister à l'envie de leur
dire encore une fois cependant que ce qu'ils défendent, consciemment ou inconsciemment, ce sont
les derniers bastions de leur "supposée" supériorité qui comporte depuis des siècles un droit
de regard sur la vie sexuelle de la femme.
Ils ont, bien installée au fond d'eux-mêmes, la conviction
que la liberté sexuelle est une expression qui est toute masculine. La femme a toujours été considérée
dans la civilisation qui est la nôtre, soit comme une vierge presque éternelle qu'on transforme
volontiers en épouse et en mère, soit comme une bête à plaisir. Pour eux, une épouse et une mère
qui réclame l'égalité sexuelle devient nécessairement une bête à plaisir... donc un être qui
doit "payer par la souffrance le plaisir qu'on lui donne". Profondément marqué par une éducation
religieuse sexuellement désaxée, l'homme continue de vouloir que la femme enfante dans la douleur...
comme il continue de souhaiter au fond de lui-même qu'elle paye chèrement le "mal qu'ils ont fait
ensemble...". Parce que... spécialiste ou pas, je sais qu'il faut toujours être deux.
A tous ceux-là qui soulèvent une telle objection, je tiens à expliquer publiquement un aspect
de la sensibilité féminine sur laquelle ils ne se sont peut-être pas penchés : Messieurs, aucune
femme normalement constituée et saine d'esprit ne se fait faire un arrêt de grossesse par caprice.
Et comme il a été nettement établi qu'actuellement au Canada, dans l'horreur du clandestin,
100,000 avortements clandestins, ce sont surtout des femmes légitimement mariées qui réclament
un avortement, et pas seulement des prostituées, d'innocentes adolescentes ou des prêtresses de
l'amour libre. Cessons de nous voiler la face et de prétendre qu'une loi qui donnerait à la
femme un droit à la dignité serait la porte ouverte sur le dévergondage.
Demandez à n'importe quelle femme si c'est de gaieté de cœur et pour le plaisir qu'elle livre son
corps dans ce qu'il a de plus intime et de plus légitimement sacré aux examens qui précèdent
l'opération, à l'opération elle-même et aux autres examens qui suivent. Demandez à n'importe quel
gynécologue l'effort psychologique qu'il doit faire pour obtenir qu'une patiente se détende avant
qu'il puisse pratiquer un examen. Pendant que nous discutons ce sujet, en ce moment même,
il y a à Montréal, à Toronto, à Vancouver, comme partout ailleurs, des femmes qui sont désespérées.
Elles ont déjà probablement essayé tous les médicaments les plus invraisemblables pour tenter
de régler seule leur problème. D'autres, comme j'en ai un jour connu une, tenteront peut-être
de s'avorter elles-mêmes en utilisant les instruments les plus abominables dont la broche à
tricoter n'est qu'un exemple. Si elle ne réussit pas, elle finira par demander autour d'elle,
comme toutes les autres, une adresse... cette fameuse adresse qu'on se passe sous le manteau
et qui la conduira à un charlatan ou si elle a un peu plus de chance, à un médecin à peu près
qualifié qui vendra cher, souvent très cher le service qu'on attend de lui. Elle connaîtra l'enfer,
elle hurlera de douleur parce que l'opération dans la plupart des cas devra se faire à froid.
Elle sortira de ce bureau... car elle en sortira... ne serait-ce que pour aller crever ailleurs,
elle en sortira anéantie, déchirée, humiliée, marquée pour la vie.
C'est la deuxième objection qu'apportent les hommes. L'avortement selon eux ne règle rien puisque
la femme reste marquée psychologiquement. Des psychiatres, d'autre part, ont affirmé que les femmes
qui se font avorter portent en elles un sentiment de culpabilité qui peut les marquer définitivement.
Les femmes qui ont traversé l'expérience comme ça se fait actuellement, en se rendant seule chez
le médecin avorteur, en demandant à son mari ou à une amie de l'attendre à deux coins de rue
dans une voiture, qui s'entend recommander par le médecin de ne jamais parler, de ne pas donner
son nom, qui doit payer comptant de main à main et qui s'entend dire le plus souvent : "si vous
vous sentez mal, s'il y a des complications, rendez-vous à l'hôpital. Moi, je ne vous connais pas..."
a l'impression de vivre un roman policier.
La fameuse série MISSION IMPOSSIBLE est à peine plus excitante. Nous ne sommes pas toutes des
"machine-gun Molly" et nous ne sommes pas douées pour la clandestinité. Comment voulez-vous que
nous n'ayons pas un sentiment de culpabilité alors que nous avons l'impression d'avoir hold-upé
une banque ou d'avoir comploté pour assassiner le premier ministre...
La troisième objection est scientifique ou religieuse. On ignore toujours maintenant à quel moment
la vie commence dans un fœtus. J'imagine que si l'on n'a pas encore pu tomber d'accord, c'est
que la vie est loin d'être évidente. Et l'épiscopat catholique, qui semble le plus férocement
disposé à défendre que la vie commence à l'instant même où le fœtus est conçu, continue à utiliser
la formule de baptême suivante quand il s'agit d'un fœtus : "Si tu es un être humain... je te baptise."
La femme de conviction catholique dont la conscience se refuse à accepter un arrêt de grossesse ne
verra jamais une loi venir l'obliger à se faire avorter contre son gré. Pourquoi serait-il admis
qu'une femme qui n'a pas de problème de conscience causé par des convictions personnelles se
voie interdire un arrêt de grossesse par une loi? Le respect de la liberté de chaque individu
me paraît être d'une telle évidence, que je n'insisterai pas.
La loi que nous propose Ottawa (Archives de Radio-Canada.ca) me fait l'effet d'être un traitement au mercurochrome sur un cancer.
Alors que je parle de donner à la femme sa véritable dignité en lui donnant le choix d'accepter
ou de refuser une maternité, on me parle d'un comité de spécialistes qui décidera de qui sera
mère et de qui ne le sera pas. Quelle justice pouvons-nous espérer d'un tel système? Regardez-moi
en face et bien dans les yeux et essayez de me dire que la femme ou la maîtresse de tel médecin
ou de tel avocat, que telle vedette de la radio ou de la télévision, ne finira pas par trouver
trois membres de comité plus "compréhensifs" que les autres... et qu'il ne sera pas plus facile
pour la Miss Radio-Télévision de l'année de se faire avorter que pour Mme Cadieux ou Taillefer
d'une quelconque petite ville de province.
Moi, en tant que femme, je refuserai de comparaître devant mes trois juges pour étaler ma misère
et ma peine, pour raconter ma vie et mes angoisses avant d'obtenir le petit papier dûment signé
qui fera de moi à nouveau une femme profondément humiliée.
Moi, en tant que femme, je refuserai d'être la complice d'une telle loi qui ne manquera pas de
donner lieu à de multiples injustices... à la corruption, car certains comités seront sûrement
achetables, à l'hypocrisie, et à l'encouragement en dernier ressort des avortements clandestins
puisque pour bien des femmes, à nouveau, ce sera la seule solution.
En tant que femme, je veux être propriétaire de mon corps. Je veux être libre de me faire arracher
une dent, de léguer mes yeux et mon cœur, s'ils peuvent servir, et de demander un arrêt de
grossesse si, en mon âme et conscience, j'estime que c'est ma seule solution. [...]
[Source : Communication au teach-in sur l'avortement tenu à l'Université de Montréal le 19 mars 1969.]
REPÈRES :
1967-1969 : Le "bill omnibus", un débat de société (Archives de Radio-Canada.ca)
1967-1988 : Le combat juridique (Archives de Radio-Canada.ca) du Dr Henry Morgentaler
1969 : Adoption d'importantes modifications au Code criminel canadien
1970 : Manifestation de femmes favorables à l'avortement à la Chambre des communes
1974 : Condamnation du Dr Henry Morgentaler pour pratique illégale d'avortements
1975 : Acquittement du Dr Henry Morgentaler
1978 : Manifestation en faveur de l'avortement à Québec
1988 : Jugement de la Cour suprême invalidant l'illégalité de l'avortement
Document relié : Mémoire sur l'avortement, FFQ, 1974