UNE FEMME SANS HOMME EST COMME UN POISSON SANS BICYCLETTE :
 LES LESBIENNES (1979)

par Louise Mallette

Ce texte pose, pour sa part, la question à l'envers, c'est-à-dire non pas "Qu'est-ce qui pousse les femmes à devenir lesbiennes?", mais plutôt "Qu'est-ce qui pousse les femmes vers les hommes?"


Doublement talonnée par la norme, la femme lesbienne brouille toutes les pistes du conformisme. C'est pour cette raison sans doute qu'on a voulu en faire un type particulier, une catégorie à part, même des autres femmes.

Si on se donne si peu la peine d'examiner les points qui font la différence, c'est peut-être qu'on craint trop la gravité de la question qu'elle pose. Et, de ce fait, il est plus rassurant de classer et de restreindre la femme lesbienne à son étiquette de lesbienne, car reconnaître ses autres dimensions de femme obligerait la société à se remettre en question. Ce qu'elle ne fait jamais à moins d'y être contrainte.

Pendant que les hétérosexuelles se mêlent de trouver l'homosexualité pour le moins surprenante, plusieurs lesbiennes osent se surprendre de la prédominance hétérosexuelle. C'est pourquoi, refusant d'adopter la position trop souvent défensive (et pour continuer de brouiller les pistes...), j'aborderai la recherche de la différence en posant la question "à l'envers" : "Qu'est-ce qui traditionnellement pousse les femmes vers les hommes?"

Le besoin d'être mère apparaît comme une raison importante dans cette union. Mais ce besoin n'est pas l'apanage des femmes hétérosexuelles. Beaucoup de lesbiennes sont mères et pourraient vivre une maternité plus harmonieuse si ce n'était de la loi et des préjugés sociaux qui s'imaginent qu'une lesbienne n'est pas une "vraie femme". Par ailleurs, de plus en plus de femmes hétérosexuelles ne veulent pas d'enfant et, elles aussi, sont vues comme "moins femmes", même par les autres hétérosexuelles.

Si ce point est déterminant, il n'est pas suffisant pour expliquer à lui seul la différence entre la femme lesbienne et la femme hétérosexuelle.

Le besoin d'amour pourrait, à lui seul, expliquer l'attirance d'un être vers un autre. Mise à part cette inexplicable attirance entre deux êtres, l'insatisfaction presque générale des femmes sur la question affective me fait hésiter à y déceler l'unique raison de leur attirance pour les hommes. Alors que dans cette union l'homme retrouve son premier objet d'amour, sa mère, la femme hétérosexuelle se voit refuser ces heureuses et sécurisantes retrouvailles. Cette possibilité d'insatisfaction affective pourra peut-être être compensée dans le rapport privilégié qu'elle entretiendra avec ses enfants, ou dans celui plus ambigu qu'elle peut entretenir avec son homme; tantôt mère et tantôt fille, scénario complexe hérité de l'éducation familiale, entretenu plus tard dans le mariage qui institutionnalise le rapport de forces.

Quoi qu'il en soit, on entretient depuis longtemps une confusion entre amour, sexe et procréation en les associant dans un seul et même besoin que seul l'homme serait capable de satisfaire. Mais puisque beaucoup de femmes peuvent trouver l'apaisement émotif et sexuel avec d'autres femmes, il devient facile de supposer, et même de conclure, que l'homme n'est pas l'unique détenteur de leur bonheur.

Quel trésor rare et exclusif a-t-il donc à offrir pour que la majorité des femmes, depuis toujours, n'aient d'yeux que pour lui? On ne pourrait trouver de mot plus approprié pour nommer cette chose unique qu'une femme, au cours de l'histoire, ne pouvait apporter à une autre femme : la sécurité financière.

Depuis le début de la société patriarcale, et jusqu'à tout récemment avec l'ère industrielle, alors qu'elles commencent à prendre une certaine place sur le marché du travail, il était impossible aux femmes d'avoir une vie autonome. Leur survie matérielle devait passer par le mariage. Célibataires, elles demeuraient dépendantes de leur père. C'est pourquoi, autrefois, la plupart des lesbiennes étaient mariées.

Cette dépendance économique aurait-elle favorisé une sorte "d'habitude de l'homme", dans laquelle se seraient tissées d'autres dépendances psychologiques que l'existence même de la femme lesbienne moderne se trouve à révéler?

Comment diffère-t-elle le plus des femmes hétérosexuelles? Dans la conscience et la jouissance de son indépendance de l'homme; indépendance érotique et économique.

La lesbienne est la preuve vivante qu'il est possible pour une femme de se passer des bénéfices marginaux, telle la protection que le pouvoir mâle offre à celles qui le côtoient. Pour la lesbienne, l'homme n'a pas d'attrait, et donc peu d'emprise, si ce n'est celle qu'exerce le pouvoir lui-même et auquel elle ne peut échapper.

Si la société ignore si aisément qu'elle est une femme, c'est qu'elle défie les valeurs dominantes qui veulent que l'indice de féminité soit directement proportionnel au degré de dépendance. Il est clair que le système a tout intérêt à définir la féminité exclusivement dans ces termes : épouse, mère, ménagère (non rémunérée), car cette définition maintient et enrichit le trésor public dont la gérance et l'administration demeure toujours et encore le privilège des hommes. L'exclusion des femmes de l'exercice du pouvoir (juridique, politique, médical, scientifique...) et l'emprise que ce dernier exerce sur elles est, au-delà de la vie privée de chacune d'entre elles, le point que les lesbiennes ont en commun avec toutes les femmes. Il est souhaitable que ce point devienne un point de ralliement.

[Source : Agenda des femmes 1980, Montréal, Remue-ménage.]

Page reliée : 1965-1980 : Gais et lesbiennes s'affirment, Archives de Radio-Canada.ca



© Éditions du remue-ménage, 2003

Mis en ligne le 9 janvier 2005 par Nicole Nepton
Mis à jour :