SELON LES NORMES, TOUTES LES FEMMES SONT FOLLES (1980)

par Louise-Anne Maher

"Les Femmes et la Folie", tel était le thème du 5ième Colloque québécois sur la santé mentale organisé par le Centre de Psychiatrie communautaire du Centre hospitalier Douglas qui avait lieu à Montréal les 30 et 31 mai 1980. La socialisation de la petite fille, la remise en question de la psychanalyse freudienne, la démystification du rôle du psychiatre et l'importance de celui de l'infirmière de même que le besoin de démédicaliser la sexualité des femmes et la thérapie ont été les principaux thèmes abordés. Fait à noter : si près de 1.000 personnes ont participé à ce colloque, seulement 6 des 14 psychiatres sur une possibilité de 435 étaient des hommes. Louise-Anne Maher y assistait. Dans Le Soleil du 13 juin 1980, elle rendait compte de cette réflexion à laquelle participaient psychologues, travailleuses (eurs) sociales et quelques "bénéficiaires".


Les psychiatres - 90% des hommes - véhiculant le discours dominant qui confine les femmes à la soumission et à la négation de soi ne peuvent vraiment diagnostiquer de façon adéquate la "maladie" de leurs clientes. C'est dire qu'une femme se sentant déprimée, à bout de souffle dans ses rôles d'épouse et de mère, se retrouvera devant un psychiatre qui la "soignera" afin de la rendre à nouveau apte à remplir ces mêmes rôles! Elle est automatiquement considérée comme anormale, agressive; c'est-à-dire folle à lier.

Louise Guyon, coordonnatrice à la Condition féminine pour le ministère des Affaires sociales, mentionnait dans sa conférence les résultats de l'étude de Broverman dans laquelle plus de 2.000 psychiatres, psychothérapeutes et travailleurs/euses sociaux américains furent conviés à faire part de leurs critères de santé mentale pour les hommes, les femmes et l'être humain en général. L'étude révéla que, pour ces thérapeutes, les critères de santé mentale pour les hommes et l'être humain étaient les mêmes, soit indépendant, aventureux, compétitif, objectif, plus agresssif, moins émotif, peu influençable, moin soumis, moins préoccupé par son apparence.

Lorsque nous comparons ces critères avec ceux de la femme saine, la comparaison parle d'elle-même : soumise, moins indépendante, moins aventureuse, moins agressive, influençable, peu compétitive, plus émotive, plus préoccupée par son apparence, moins objective. Nous sommes donc amenés à conclure qu'une femme indépendante, moins soumise, aventureuse, peu influençable, plus agressive, compétitive, moins émotive, moins préoccupée de son apparence, plus objective, est folle.

Les résultats des autres études mentionnées par Louise Guyon viennent confirmer l'hypothèse de départ selon laquelle les femmes ayant de la difficulté à se conformer au rôle de complémentarité et à la soumission que l'on attend d'elles se retrouvent plus nombreuses en thérapie et y subissent des traitements plus lourds que les hommes.

En effet, les chiffres sont éloquents à cet égard. La Régie de l'assurance-maladie du Québec révèle, par exemple, que chez les 30-34 ans, on a 0.29 traitements psychiatriques pour les hommes et 0.60 traitements chez les femmes. Les femmes reçoivent deux fois plus de prescriptions de médicaments pour le système nerveux central et deux fois plus d'électrochocs que les hommes. Le thérapeute ayant le monopole sur le sain et le malsain, il est inquiétant, lorsque l'on tient compte de sa socialisation, de réaliser d'après quelles normes il décide de la folie.

Pourquoi les femmes sont-elles considérées plus folles que les hommes? Pourquoi tient-on plus compte des aspects physiques de la maladie chez les hommes? Louise Guyon rappelle que la psychothérapie supporte les stéréotypes sexuels, ce qui implique qu'une femme est toujours renvoyée à ses rôles traditionnels, ceux-là mêmes qui la rendent malade. Afin qu'elle ne se rebelle plus contre ce qu'on attend d'elle, on gave la femme de valium. Autrement dit, on lui prescrit les médicaments et traitements qui assurent sa soumission.

La théorie psychanalytique freudienne qui sous-tend et justifie le comportement des thérapeutes traditionnels en arrive à la conclusion que toutes les femmes sont hystériques car elles souffrent d'une absence fondamentale de sexe, c'est-à-dire d'une absence de pénis. Le sexe de la femme est donc un non-sexe; depuis sa plus tendre enfance, la petite fille n'a qu'un seul désir, c'est l'envie du pénis. Puisque la femme est un être incomplet, un non-être ne possédant pas LE sexe, elle ne peut exister que par l'autre.

Toute la socialisation de la petite fille est fondée sur ces postulats de base et son éducation n'a pour but que de la faire exister par et pour l'autre. Non seulement la psychiatrie traditionnelle supporte cette théorie, mais une femme qui affirmerait ne pas avoir envie de posséder un pénis serait considérée encore plus folle que celle qui reprend à son compte ce fantasme des hommes. Car il a été établi que ce fantasme d'envie du pénis n'était pas un fantsme de petite fille mais bien un fantasme que les hommes voudraient lui attribuer (Freud en particulier).

L'approche environnementale démystifie en effet ce "fantasme des filles" en démontrant que ce n'est pas du pénis que la petite fille a envie, mais bien de la possibilité de se réaliser autant que le petit garçon. Ce n'est pas d'être un garçon dont les filles ont envie, mais bien d'avoir accès à l'espace (rue, monde) et d'avoir une emprise sur leur environnement. L'éducation de la petite fille est toute intérieure. "On ne lui montre pas à avoir un contrôle sur le monde, mais à avoir un contrôle sur elle-même". Tous ses élans sont freinés, elle doit se contenir.

"Dans notre société en changement", affirme Louise Mallette, psychologue à l'hôpital Louis-Hippolyte Lafontaine, "les femmes sont aux prises avec des attentes contradictoires. On dit qu'elles doivent être autonomes, épanouies, libérées. Il faut alors qu'elles s'affirment, mais pas trop, sinon elles sont jugées agressives. Il faut qu'elles soient intelligentes, mais pas trop, sinon elles sont jugées castrantes. Il faut qu'elles soient belles, mais pas trop, la beauté peut rendre les hommes impuissants". (...) "Mais, au travail comme à la maison, les femmes partent perdantes : formation moindre, emplois moins intéressants, moins payants, possibilités d'avancement réduites, difficulté à s'affirmer, difficulté à croire en leur valeur. Là aussi, on les préfère faibles petites filles dociles et séduisantes. Elles vivent leur sentiment d'infériorité dans les moindres détails de leur vie quotidienne."

La folie des femmes est de ne plus contenir leurs élans de vie, leur colère, leur créativité. La folie des femmes, c'est de ne plus se soumettre, de ne plus dépendre de l'autre, c'est d'exister par elles-mêmes.


THÉRAPIE FÉMINISTE

L'alternative à la théorie psychanalytique traditionnelle, présentée par Louise Guyon et expliquée en atelier par des psychologues féministes, Roxanne Simard, Louise Nadeau et autres, est axée sur l'autodétermination des femmes et incite les femmes à agir sur leur entourage.

La thérapeute, dans ce genre d'approche, ne peut être qu'une femme afin que ne soit pas recréée la relation de dépendance envers l'homme. Des études sur le portrait socio-économique du thérapeute (âge-sexe-statut civil...) démontrent qu'une femme en thérapie avec une autre femme de son âge et du même statut social communiquera plus facilement son vrai problème. Il est bon de préciser cependant que seule une femme engagée dans une démarche féministe peut répondre adéquatement aux demandes des femmes. Une femme psychiatre véhiculant la théorie freudienne ne pourrait être plus efficace qu'un homme tenant le même discours.

Le collectif de psychologues féministes composé de Louise Nadeau, Roxanne Simard, Adrée Matteau, Marjolaine Nontel, Liliane Richard, Joël Arsenault et bien d'autres privilégie l'interprétation environnementale plus que l'interprétation biologique, insiste sur l'importance du groupe et sur l'égalité entre la cliente et la thérapeute, et travaille aussi à des recherches sur les femmes. Elles recommandent aux femmes de se joindre à des groupes de femmes afin de discuter, de se recontrer, de sortir de leur isolement, de se rendre compte que beaucoup d'autres femmes vivent les mêmes problèmes qu'elles et de réaliser que leur incapacité à remplir les rôles de mère et d'épouse ne fait pas d'elles des folles mais est bien un signe de santé.


CORPS À CORPS AVEC LA MÈRE

Luce Irigaray, psychanalyste féministe, a donné une conférence intitulée "Corps à corps avec la mère". Présentée comme une synthèse de la nouvelle théorie féministe en psychanalyse, élaborée dans les nombreux textes qu'elle a écrits, sa conférence démontrait l'importance des rapports entre les petites filles et leur mère. Femme née d'une femme, le lien entre la mère et sa fille est le lien le plus fort qui puisse exister entre deux êtres humains. La femme est fondamentalement homosexuelle et c'est cette homosexualité qu'elle doit retrouver. C'est-à-dire qu'étant du même sexe que sa mère et procédant du même devenir, la petite fille pour s'aimer et ne pas se nier doit aimer sa mère, la femme qu'est sa mère. Ce n'est que de cette façon que les rapports hétérosexuels pourront être harmonieux et satisfaisants. Ceci va évidemment à l'encontre de la théorie freudienne qui veut que la petite fille, afin de s'accomplir, doit détester sa mère et aimer son père.

Selon Luce Irigaray, l'identité irréductible des femmes, ce n'est pas leur nom propre (celui du mari, celui du père), mais bien la matrice originelle. Il nous faut établir une généalogie de femmes : de la petite fille à la mère à sa grand-mère à son arrière grand-mère, etc.

"Il y a pour les femmes un autre rapport à la jouissance. Le clitoris est bien le seul organe sexuel qui n'a pas d'autres fonctions que la jouissance. (...) Si Dieu est mort, le phallus est bien vivant. Et bien des porteurs du dit phallus se croient Dieu à part entière." Les femmes doivent se battre pour prendre la parole, la place, l'espace qui leur ont toujours été refusés. Face à la religion phallique, les femmes doivent s'affirmer hérétiques.

Cette nouvelle théorie en psychanalyse redonne vie à la femme, lui rend sa dignité, la sort du néant et la rend à l'être; elle lui apprend à s'aimer en tant que femme et non plus en tant que madame une telle, appartenant à un tel. Et, ce qui est essentiel actuellement, elle propose un modèle de référence aux femmes, une connaissance de soi qui jusqu'ici n'existait pas. Car, dans la conjoncture actuelle, les femmes n'ont plus de place. Non seulement elles sont confinées aux rôles d'épouses et de mères et exploitées sur le marché du travil, mais en plus toutes les fonctions qu'elles remplissent sont sur-dévalorisées.

"La sexualité des femmes est un continent noir."

Références :
1. Roxanne Simard, Les thérapies féministes, La Gazette des Femmes, vol. no.4, Conseil du Statut de la Femme, mars 1980

2. Luce Irigaray, Spéculum de l'autre femme, Les éditions de Minuit, Paris, 1974. Ce sexe qui n'en est pas un, Les éditions de Minuit, coll. Critique, Paris 1977. Le langage des déments, Editions Moutons, coll. "Approches de la Sémiotique", 1973. Et l'une ne bouge pas sans l'autre, Editions de Minuit, Paris 1979.




Mis en ligne le 11 février 2005 par Nicole Nepton
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