Dans le camp anti-avortement, le mouvement Pro-vie n'est hélas pas le seul combattant. Notre
Sainte Mère l'Église est bien représentée. Le 9 décembre 1981,
l'Assemblée des évêques du Québec
organise une conférence de presse et lance "Un appel en faveur de la vie", s'en prenant à toute
action gouvernementale qui faciliterait l'accès à l'avortement, ainsi qu'à tout discours féministe
associant avortement et libération des femmes. Cinq groupes de femmes, à l'initiative d'un groupe
de féministes chrétiennes, le collectif
L'Autre Parole (groupe no 1 de Montréal),
se rendent sur place pour répliquer publiquement à l'épiscopat. Avec elles,
la Coordination pour l'avortement libre et gratuit, le
Centre de santé des femmes du quartier,
La Vie en rose,
la Fédération du Québec pour le planning
des naissances. Appuyée par 18 autres groupes, cette déclaration
commune sera publiée notamment dans Le Devoir deux jours plus tard.
L'Assemblée des évêques du Québec vient de lancer un appel "aux personnes et aux associations
vouées à la promotion de la vie humaine dès le début de sa conception". Ce message, en raison
de ses enjeux et de son contenu même, commande qu'à notre tour, nous fassions connaître notre
total désaccord au discours des évêques et redisions notre solidarité à toutes les femmes
qui donnent et entretiennent la vie depuis des siècles et des siècles.
Ce discours éminemment politique nous indigne à plus d'un titre, notamment à cause de la fausse
prétention qu'ont les évêques de parler d'abord en tant que citoyens (par. 32), alors qu'ils
se situent constamment au niveau des arguments religieux pour justifier leur point de vue. De plus,
ils savent très bien que c'est leur prestige et leur statut d'évêques qui donnent tout le poids
à leur message.
Ils ont certes le droit de faire connaître leur opinion aux gouvernants. Toutefois, dans une société
où prévaut la séparation de l'Eglise et de l'Etat, une Eglise ne saurait imposer son idéologie
religieuse à l'ensemble de la population. La chrétienté québécoise n'est plus. Par conséquent,
l'Etat québécois se doit de respecter la pluralité des consciences.
Par ailleurs, les évêques ont choisi de dresser en absolus principes et normes. Nous, en tant que
femmes conscientes des multiples dimensions de notre réalité quotidienne, désirons partir de la vie
pour parler de la vie.
1. Des principes à la pratique
Nous voulons dénoncer sans équivoque la façon d'aborder la question de l'avortement qui consiste à
poser la vie comme principe absolu, hors de toute réalité historique. Il est alors facile, pour
les évêques, de décider ce qui est bien ou mal : il leur suffit d'ignorer les conditions de vie
réelles des femmes.
La position des évêques est essentiellement théorique. Leur argumentation, basée exclusivement sur
des principes, occulte de nombreuses facettes de la réalité, à commencer par les incidences à court
ou à long terme de la venue d'un enfant sur la vie d'une femme; incidences physiques, psychiques,
sociales et économiques. Aussi doutons-nous sérieusement de la valeur et de la pertinence d'un
discours de clercs s'arrogeant le droit d'ériger la vie en principe. Or la vie des femmes n'est
pas un principe.
Nous devons le répéter, semble-t-il : donner la vie est un processus qui ne peut être réduit à la
seule conception. C'est pourquoi nous, femmes, revendiquons de toujours pouvoir décider de la
naissance d'un enfant; nous luttons pour que l'avortement soit une alternative accessible à toutes
les femmes qui le désirent, dans le cadre d'un ensemble de moyens susceptibles d'améliorer leurs
conditions de vie. Dans notre lutte pour le contrôle de nos corps - de nos vies - il n'existe
donc aucune solution de facilité!
2. Oui à la vie, mais pas à n'importe quel prix!
Nous tenons, aujourd'hui, à réaffirmer haut et fort notre volonté de contrôler nos vies et nos corps,
d'avoir les enfants que nous voulons, de vivre des maternités librement consenties. Lutter pour
l'avortement libre et gratuit, c'est lutter pour une véritable qualité de la vie.
Prenant la parole depuis notre chair et notre quotidien, nous savons ce qu'il en coûte de donner la
vie, de la nourrir, de la soigner, de la faire grandir, de l'accompagner. Et c'est précisément parce
que nous, femmes, savons ce dont nous parlons que nos réaffirmons notre droit de décider de poursuivre
ou non une grossesse. Car nous aimons suffisamment la vie pour refuser qu'elle advienne dans
n'importe quelle condition, à n'importe quel prix.
En affirmant qu'il suffit "d'un peu de prévenance affectueuse, d'une oreille attentive et sympathique
et de quelques secours spirituels" (par. 27) pour aider une adolescente à traverser les vingt
prochaines années de sa vie avec un enfant, les évêques témoignent de leur ignorance face à la
réalité. En outre, méconnaître, comme ils le font, la contribution historique et primordiale
des femmes dans ce débat, c'est les mépriser, les considérer comme des êtres serviles dont
pourraient continuer de profiter sans remords la société patriarcale et l'Eglise institutionnelle,
un de ses plus puissants rouages.
3. Un discours qui ne coûte pas cher aux évêques
Nous nous insurgeons contre le caractère spécieux d'un pareil discours. Les évêques savent se montrer
fort sympathiques à l'instauration de meilleures conditions de travail et de vie. Mais, concrètement,
que font-ils? Où sont-ils dans la lutte pour un monde égalitaire? Ils sont absents.
Les évêques privilégient de nouveau la publication d'un texte comme mode d'intervention, ce qui,
tout compte fait, les compromet bien peu. En effet, il ne leur en coûte rien de se montrer sympathiques
aux options écologiques, aux mesures de santé et de sécurité au travail, etc. C'est à se demander
pourquoi l'Eglise n'investit pas davantage d'énergies pour revendiquer des garderies, des moyens
de contraception à la fois efficaces et non nocifs, des congés de maternité et de paternité ou,
encore, des conditions de travail sécuritaires et l'autonomie financière des femmes. Qu'en est-il,
à ce propos, des conditions de travail des femmes salariées dans l'Eglise? Par ailleurs, au cours
des vingt dernières années, les luttes des femmes ont davantage permis à ces dernières d'améliorer
le contrôle de leur fécondité que l'ensemble des beaux discours des évêques et des papes. Plutôt
que de promouvoir une réelle qualité de la vie, les évêques ne s'attardent-ils pas encore à tenter
de dénigrer le mouvement des femmes?
Egalement, il n'en coûte pas cher aux évêques de centrer toute leur attention sur le fœtus et de
placer sur un même pied les avortements pratiqués dans les meilleures conditions et ceux que des
femmes, livrées aux mains de charlatans, ont payés de leur vie. Nous connaissons maintenant le
prix qu'ils attachent à nos vies.
Il n'en coûte rien non plus de faire de pieux appels à la responsabilité dans le comportement sexuel
et de faire l'apologie des méthodes de contraception dites "naturelles". En entretenant un profond
sentiment de culpabilité, leur attitude rigide en matière de sexualité, d'éducation sexuelle et
de contraception, n'a-t-elle pas contribué à augmenter le nombre de risques mal calculés, de
grossesses non désirées et peut-être même, dans certains cas, d'IVG?
Enfin, il n'en coûte rien à l'épiscopat de s'inquiéter de la baisse de la natalité; les évêques
n'ont pas, jusqu'à présent, prêché par l'exemple! A quand des garderies bondées d'enfants dans
les archevêchés? Les femmes en ont plus qu'assez de porter seules le poids de l'avenir de la nation.
4. Le plaisir est encore tabou
Nous soutenons que la sexualité comme dimension intégrée de la personne est essentiellement gratifiante.
C'est pourquoi une femme qui devient enceinte à la suite d'un acte sexuel vécu sans volonté de procréer
n'a pas à en payer le prix, comme si c'était un péché.
Sans que les évêques abordent véritablement cette question, en filigrane à leur discours, revient
constamment une conception étriquée de la sexualité en général et du plaisir en particulier. Quoi
qu'on en dise officiellement, dans le milieu ecclésiastique, la sexualité n'est encore tolérée
qu'aux seules fins de procréation.
La sexualité comme dimension intégrée de la personne est dramatiquement absente du message épiscopal.
De toute évidence, il sous-tend que la sexualité doit s'exercer uniquement dans le cadre d'un mariage
où l'on projette d'avoir des enfants. Cette référence exclusive au modèle hétérosexuel phallo-vaginal
a tôt fait de reléguer dans les zones de la subversion tout désir et tout plaisir qui ne s'y laisse
pas enfermer.
Notre prise de parole de femmes, qui englobe nos désirs et notre plaisir, est la source même de
l'affirmation de notre dignité. Nous sommes devenues des vis-à-vis dont les hommes doivent
désormais tenir compte à tous les niveaux et dans tous les secteurs de l'expérience humaine.
Voilà qui est fort menaçant pour une institution qui persiste à exclure les femmes de tout pouvoir
décisionnel.
5. Des choix éthiques à faire
Nous croyons fermement qu'"aucune autorité extérieure (civile ou religieuse) ne peut se substituer
au jugement de la conscience individuelle, seule pleinement responsable et capable d'apprécier
les données complexes qui caractérisent une situation donnée". C'est à nous de décider...
Quand nous revendiquons le droit de disposer librement de nos corps, nous faisons référence à
des valeurs telles que l'autonomie, la lucidité en regard de nos choix, la responsabilité propre
à des personnes à part entière. De même, lorsque nous luttons pour l'exercice de ce droit, nous
tentons de faire grandir la solidarité, la dignité et le respect sans condition des choix d'une personne.
Quant aux évêques, à maintes reprises dans leur message, ils chosifient le corps des femmes et
refusent de la reconnaître comme sujette, notamment lorsqu'ils estiment que le fœtus ne dépend de
la mère que pour la nourriture et l'habitat. Il est vrai que considérer une femme comme une personne
implique qu'on lui reconnaisse le droit d'être pleinement responsable de ses choix, même lorsqu'il
s'agit d'interrompre une grossesse.
Nous considérons enfin que le message de l'Assemblée des évêques du Québec, en ne brandissant
que des principes, ne peut avoir la valeur d'un discours éthique. Et s'il nous faut utiliser
leurs catégories traditionnelles pour être entendues, nous réaffirmons, fidèles à la théologie
de Thomas d'Aquin et de Vatican II que : "aucune autorité extérieure (civile ou religieuse) ne
peut se substituer au jugement de la conscience individuelle, seule pleinement responsable et
capable d'apprécier les données complexes qui caractérisent une situation donnée".
[Source : Le Devoir, 11 décembre 1981, p. 9.]
Pages reliées :
Je rage, Louise Desmarais, 11.09.2008
Mémoire sur l'avortement, Conseil régional des Cantons de l'est de la FFQ, 1974
L'Avortement, les Évêques et les Femmes, Prudence Ogino, 1979
Le pape ne plaît pas à toutes les femmes, Archives de Radio-Canada.ca, 1984
L'avortement, paroles de femmes, parole de vie, L'autre Parole, 1987
Transformation extrême, Sylvie Dupont pour les filles de la Vie en rose, 2005
REPÈRES :
1967-1969 : Le "bill omnibus", un débat de société (Archives de Radio-Canada.ca)
1967-1988 : Le combat juridique (Archives de Radio-Canada.ca) du Dr Henry Morgentaler
1969 : Adoption d'importantes modifications au Code criminel canadien
1970 : Manifestation de femmes favorables à l'avortement à la Chambre des communes
1974 : Condamnation du Dr Henry Morgentaler pour pratique illégale d'avortements
1975 : Acquittement du Dr Henry Morgentaler
1978 : Manifestation en faveur de l'avortement à Québec
1988 : Jugement de la Cour suprême invalidant l'illégalité de l'avortement