Le terme "radical" est aujourd'hui couramment associé au type de féminisme qui
est responsable du renouveau féministe du tournant des années 1960-1970 en Occident.
C'est le plus souvent l'étiquette que l'on accole aux moyens d'action jugés
extrémistes des féministes-des-années-70.
Pourtant, historiquement, la notion de radicalisme ne signifiait pas la même chose partout
et durant toute cette décennie : être "radicale" aux États-Unis (Echols 1984)
ne signifiait pas la même chose qu'être "radicale" en France (Questions féministes
1977) ou être "radicale" au Québec à certains moments durant cette période.
Dans cette mouvance radicale, plusieurs pensées se côtoyaient effectivement. En
réalité, ce qu'on entend aujourd'hui par féminisme radical est le fruit
d'une histoire : celle de la disparition de certaines composantes de la pensée de
départ, et la prééminence de certaines autres qui auront réussi à s'imposer et à imprimer
au féminisme radical le sens qu'on lui donne maintenant, comme nous aurons l'occasion de
le constater dans les textes qui composent cette première section.
C'est pourquoi, pour rendre justice à certaines de ces composantes qui auront formé la mouvance
radicale dans le mouvement féministe au Québec durant sa première période, nous avons choisi
un titre plus large que "le féminisme radical" pour coiffer cette section, soit "le féminisme
comme pensée autonome".
La pensée du nouveau féminisme qui s'exprime à ce moment-là au Québec, comme ailleurs en Occident,
est en effet une pensée "autonome", en ce sens qu'elle cherche son ancrage et son explication "en soi"
et en dehors de tous les grands systèmes de pensée et d'explication du monde qu'on avait connus
jusqu'alors. Proclamer que le pouvoir des hommes sur les femmes est un problème central et premier
dans toutes les sociétés, y compris la nôtre, constituait jusqu'alors une "impossibilité théorique",
à proprement parler. On n'aura jamais entendu des femmes le crier massivement aussi fort!
Une telle proclamation constitue donc une innovation théorique, mais aussi stratégique. Le combat
des femmes ne se veut subordonné à aucun autre combat. Il est "principal". Leur lutte n'est un
appendice à aucune autre lutte. Elle est prioritaire. Les "groupes autonomes de femmes", comme
ces groupes féministes sont alors appelés, constituent à cet égard une forme d'intervention et
d'action politique qu'on croit inusitée à cette époque. Seul reste dans la mémoire collective
des luttes passées le souvenir de ces "ridicules batailles de suffragettes". La simple évocation
de ce souvenir agit comme repoussoir de toute action autonome de femmes. La lutte pour légitimer
et donner droit de cité à cette pensée féministe "autonome" et, corrélativement, à l'action "autonome"
des femmes, hors partis, hors groupuscules de gauche et hors institutions, ne se fait donc pas
toute seule. En témoignent les textes que nous reproduisons ci-après.
De quelle lutte parlons-nous? La lutte des groupes autonomes de femmes fut en premier lieu d'établir
la pertinence de la place singulière que doit occuper ce nouveau féminisme sur l'échiquier politique
québécois. Et pour arriver à s'octroyer ainsi une place sur le terrain politique, il faut d'abord
délimiter ce terrain par rapport à celui occupé par les autres. Qui sont ces "autres" en 1969?
Du côté des femmes, il y avait les associations telles la Fédération des femmes du Québec et
l'Association féminine d'éducation et d'action sociale, l'AFÉAS. Leur pensée
égalitariste libérale et leur mode d'action "réformiste" n'en font cependant pas des "rivales" à
proprement parler. Elles semblent même en dehors de l'univers des nouvelles féministes. Leur mode
d'intervention légaliste, empruntant notamment la voie traditionnelle des groupes de pression, n'est
pas celui que veulent privilégier ces nouveaux groupes : on n'entend plus "réclamer des miettes
du gouvernement", mais bien plutôt "s'unir pour amorcer un changement radical de notre condition",
comme le spécifie le premier texte du Front de libération
des femmes du Québec, écrit en 1970, et que nous présentons au début de cette section.
Du côté des hommes maintenant. L'univers politique progressiste québécois est alors envahi par
le nationalisme de gauche, de type tiers-mondiste, puis par le socialisme, qui s'exprime à l'époque
principalement dans des groupes gauchistes. Comme le féminisme entendait s'octroyer une place sur
cette scène progressiste, il a donc fallu établir l'autonomie de la pensée et de l'action féministes
par rapport au nationalisme québécois ("ce n'est pas juste parce que nous sommes Québécoises
francophones qu'on se retrouve opprimées"), de même que par rapport au socialisme ("ce n'est pas
juste parce qu'on est exploitées par le capitalisme qu'on est opprimées"). C'est sensiblement
la même démarche d'affirmation qu'empruntèrent, au xixe siècle, les premières féministes de
plusieurs pays européens dans leurs liens avec le mouvement démocratique et national (Käppeli 1991 : 498).
Cette entreprise de légitimation de la pensée et de l'action féministes autonomes des femmes et
l'établissement du féminisme radical sur le terrain politique québécois est le fait du Front
de libération des femmes du Québec (1969-1971) d'abord, puis du Centre des femmes (1971-1975),
avec le journal Québécoises deboutte.
Précisons ici que le mot "radical" n'a pas, au début des années 1970 au Québec, le même sens que celui
qu'on lui donne maintenant1. Fréquemment employé, il signifie alors la remise en question
globale de la société, qui englobe l'abolition du patriarcat et du capitalisme. Il s'agissait là
de changements radicaux, selon le sens donné au mot "radical" dans le dictionnaire, soit qui
va "à la racine". Les premières féministes de cette mouvance n'étaient pas non plus qualifiées de
féministes "radicales", mais de women's lib. Parmi les catégories qui servaient alors à identifier
les courants sillonnant le féminisme, trois étaient généralement mentionnés. Ainsi, selon le journal
Québécoises deboutte du Centre des femmes, il y avait (en 1973) les réformistes (regroupant les
associations féminines traditionnelles), les culturalistes ou culturelles (les féministes qui
s'attaquaient aux aspects culturels de l'oppression) et les révolutionnaires autonomes (qui liaient
libération des femmes et libération économique et sociale)2. C'est dans cette dernière
catégorie que disait se situer le Centre des femmes.
D'autres groupes se formeront dans le sillage du Front de libération des femmes et du Centre des femmes,
dont un premier regroupement en 1975, l'Intergroupe
(Comité de lutte pour l'avortement et la contraception libres et gratuits,
Théâtre des cuisines,
Éditions du remue-ménage,
Centre de santé des femmes du Plateau Mont-Royal).
Ces groupes qualifient leur féminisme d'"antipatriarcal et anticapitaliste". On tente d'articuler
la question des femmes et celle des classes sociales à l'aide du vocabulaire et des instruments
inspirés du socialisme tiersmondiste et du marxisme, les références théoriques de l'époque.
Cette tentative d'articulation du patriarcat et du capitalisme (ce que les féministes anglophones
appellent l'articulation sex and class) est curieusement considérée, par les analystes de la période,
comme la marque d'une pensée "non autonome". Or l'autonomie était pourtant au cœur même de cette
quête que poursuivaient ces groupes depuis 1969 : il s'agissait d'asseoir l'autonomie de la pensée
et de l'action féministes. Le mot "autonomie" était même inscrit dans la définition qu'ils se
donnaient, soit les groupes autonomes de femmes. Selon une étrange lecture historique, cette
tentative devient, chez ces analystes, la preuve même de leur absence d'autonomie "politique et
programmatique" (Lamoureux 1990 : 35). Par les textes que nous avons choisi de présenter dans
cette section, nous espérons revoir la lecture historique qui en a été faite jusqu'ici et qui a
été hélas répercutée dans le monde francophone (Fougeyrollas-Schwebel 1997 : 7403).
D'autres groupes autonomes naîtront en dehors de ce sillage "antipatriarcal et anticapitaliste". Notons
seulement le Réseau d'action et d'information pour les femmes (RAIF), qui publiera un journal dont
le premier numéro paraîtra en décembre 1973. Puis, après 1975, décrétée
Année de la femme par l'ONU,
d'autres groupes de femmes essaimeront un peu partout dans les régions, dans les quartiers, dans
les milieux de travail, dans les partis politiques, etc. Les groupes autonomes de femmes auront
ainsi acquis droit de cité.
C'est à partir de 1975 que l'appellation "féminisme radical" entrera comme telle dans le vocabulaire
courant; ce faisant, elle laissera tomber toutefois un des éléments du radicalisme de départ.
Graduellement, en effet, on abandonnera la question des classes sociales comme composante de la
pensée radicale. L'évolution du journal Les Têtes de pioche (1976-1979), du nom du collectif
qui le produisait, en témoigne. Le rejet de cette composante anticapitaliste, identifiée à la
pensée marxiste, devait rendre le féminisme plus autonome, soit plus "radical". La tentative
de concilier l'analyse "antipatriarcale et anti-apitaliste" dans la pensée féministe sera peu
à peu mise de côté. Désormais, ce sont les tentatives de concilier les dimensions sexe, appartenance
culturelle et orientation sexuelle, entre autres, qui caractériseront l'évolution de la pensée
féministe durant cette période qui se termine en 1985.
Les textes de cette section entendent donc témoigner de l'histoire de la définition du féminisme
radical au Québec, telle que décrite dans certains textes issus du mouvement autonome des femmes.
ON EST TANNÉES ! ! !
Air des Litanies. Le refrain "On est tannées", revient à la fin de chaque phrase.
D'avoir des enfants toutes les années sans pouvoir les arrêter
Refrain : On est tannées
D'être belles et de se taire
Refrain : On est tannées
D'aspirer, de repriser, de cuisiner au gaz ou à l'électricité
Des soldes, des petits prix, des gros prix, des spéciaux, des bonis
Des micro, des midi, des mini, des maxi
Du père Legault, de madame Gaudet-Smet, de madame Bertrand
De Madame X, de Lise Payette, d'Édith Serei
Des crèmes, des pots, des régimes, des piqûres
Des pilules pour maigrir, pour engraisser, pour stimuler
De Sudisette, de Weight Watcher, de Silhouette, de Métrécal, de Sucaryl
D'économiser pour acheter, d'acheter pour gaspiller
Des photos de filles des salons, des expositions
De Marie-Claire, de Marie-France, de Elle, de Châtelaine
D'Échos-vedettes, d'Intimité, de Radio-Monde
D'être Miss Salade, Miss Spaghetti, Miss Canada
De rêver, d'espérer, de copier, d'imiter
De se farder, de se pomponner, de se déguiser
De se teindre, de se déteindre, de se friser, de se défriser
D'être regardées, d'être convoitées, d'être consommées
De passer le temps, de s'la fermer, d'écouter, de jamais décider
De "typer", de classer, d'exécuter, d'être mal payées
De soigner, de garder, de pouponner, de torcher
D'être la fille de, la femme de, la mère de...
De pas décider, de jamais décider, de rien décider
ON EST TANNÉES ! ! !
Chanson entonnée lors de la manifestation du Front de libération des femmes du Québec en faveur
de l'avortement libre et gratuit le 10 mai 1970, jour de la Fête des mères.
1. Nous remercions au passage Marjolaine Péloquin, Nicole Lacelle et Louise Desmarais de nous avoir
aidées à formuler ici ces précisions historiques.
2. Voir Québécoises deboutte, vol. 1, no 4, mars 1973, p. 2-3;
réédité dans O'Leary et Toupin (1983 : 94-96).
3. Voici comment sont exposés l'apparition et le développement du premier groupe initiant
la mouvance du féminisme radical québécois, le Front de libération des femmes du Québec dans
l'Encyclopédie politique et historique des femmes : Europe, Amérique du Nord (Fauré 1997 : 740) : "… le
FLF prend naissance à l'intérieur des organisations de gauche, comme appendice du projet socialiste,
et ne connaît de développement proprement autonome que dans un deuxième temps". L'auteure se réfère
ici à Lamoureux (1986).
[Source : Véronique O'Leary et Louise Toupin,
Québécoises deboutte, tome 1,
Une anthologie de textes du Front de libération des femmes du Québec (1969-1971) et du Centre des femmes (1972-1975), Montréal,
Remue-ménage, 1982, p. 74.]