par Elvira Truglia
Imaginez que vous allumiez votre poste de télévision et que tous les
programmes locaux ou canadiens aient été remplacés par un réseau étatsunien
de programmation, le même réseau qui détient les stations de radio, le même
réseau qui produit les publicités pour les talk shows étatsuniens qui passent
pendant les derniers bulletins canadiens d'information, le même réseau qui
possède les quotidiens de votre pays. Cette image rocambolesque n'est pas
exagérée comme on pourrait le penser à première vue.
Des groupes de défense des droits à la communication comme l'Association
mondiale des radiodiffuseurs communautaires (AMARC)
et la Latin American Information Agency (ALAI)
croient que, dans le secteur de la communication sociale, il existe une grande contradiction entre
les intérêts des conglomérats qui contrôlent le monde de la communication selon leurs
critères économiques, et le droit des citoyen-nes à un accès libre à l'information, une
information indépendante en provenance de différentes sources. Cette contradiction s'accentue
avec chaque traité économique tel que l'ALÉNA (le traité de libre échange nord-américain)
et la ZLÉA (zone
de "libre-échange" des Amériques) à venir, des traités qui sont négociés entre les
gouvernements sans la participation et la considération de la société
civile.1
Quelques exemples de cette contradiction
Vous allumez votre télévision au Guatemala et vous ne voyez que des chaînes
d'Angel Gonzalez. M. Gonzalez est originaire du Mexique et habite à Miami.
Il est propriétaire des 4 principales chaînes de télévision au Guatemala et
d'une vingtaine d'autres dans toute l'Amérique latine. Selon Tina Rosenberg
du New York Times, il a utilisé ces chaînes pour influencer des résultats
électoraux, pour éliminer des critiques faites aux gouvernements et pour aider les
intérêts des politiciens.
Selon le Committee to Protect Journalists, les journalistes
guatémaltèques disent que la concentration des médias ne permet pas le
développement du journalisme indépendant dans le pays. Ceci est le cas tant
pour la télévision que pour la radio. Le gouvernement vend des fréquences
radio sous forme d'enchères publiques. Les petits diffuseurs n'ont pas les
moyens de participer aux enchères même si, dans les accords de paix de 1995,
le gouvernement s'est engagé à rendre accessible les fréquences radio aux
communautés autochtones. Cette concentration médiatique est une violation
des lois constitutionnelles sur les monopoles et sur la propriété étrangère des médias.
Prenons le Brésil comme autre exemple. Au Brésil, il existe une compagnie de
communication appelée GLOBO qui est considérée comme un "géant de deuxième
échelle". Ceci veut dire qu'elle a une forte concentration médiatique au
niveau national mais qu'elle n'a pas réussi à s'étendre sur la scène
internationale. Globo a un holding de 2.2 milliards $ dont la plus grande
partie est investie dans la télévision.
Mais il existe aussi une autre réalité. Le mouvement des radios libres au
Brésil s'est accru depuis les années 1980, mais il fonctionne avec
beaucoup de restrictions imposées par des intérêts commerciaux et soutenues
par le gouvernement. Pour pouvoir être légale, la radio communautaire doit
diffuser en-dessous de 50 watts et sur une zone couvrant un kilomètre. De
plus, seule une radio communautaire peut diffuser dans une zone donnée.
Les stations de basses fréquences sont attaquées par les radios commerciales
parce que, selon celles-ci, les radios communautaires créeraient des
interférences avec des véhicules d'urgence, comme les ambulances, les
pompiers ou la police. De plus, selon elles, elles causeraient des interférences
entre les avions et les tours de contrôle des aéroports. Plus de 20.000
stations de radio communautaires existent malgré l'opposition.2
De l'autre côté de l'Atlantique, un autre phénomène prend de l'ampleur. Un
homme d'affaires valant 11 milliards $, la 23è personne la plus riche du
monde, dirige la 6e économie la plus large au monde.
Le magnat des médias
Silvio Berlusconi
est le nouveau président de droite, élu en
Italie en mai 2001. Il possède les trois principales chaînes de
télévision commerciale du pays, il est à la tête de grands quotidiens,
magazines, compagnies de production cinématographique, de distribution de films et de vidéos et il dirige le club de football de Milan.
Berlusconi est en passe de faire de son groupe de médias et de divertissement
le plus grand d'Europe, à l'image de conglomérats étatsuniens comme
Disney et
Time Warner. C'est un vrai magnat de la presse qui utilise ses
propres systèmes médiatiques pour ses campagnes politiques. Il a réussi à
déjouer plusieurs procédures judiciaires et accusations de corruption,
fraudes diverses et violations de la loi anti-trust.
Il y a une reprise de force de la part du mouvement de gauche en Italie. Le
réseau d'information international
(Indymedia) a dénoncé plusieurs atteintes
à la liberté d'expression. En février 2001, les centres sociaux de quatre
villes italiennes ont été inspectés par la police. Celle-ci s'est emparée de
l'équipement et du matériel de travail utilisé par les militant-es. Le réseau
des médias indépendants a organisé une gigantesque manifestation à Rome, en
mars. Ceci n'est qu'un exemple de la résistance culturelle qui
renaît en Italie, suite au retour de la droite italienne au pouvoir en mai 2001.
Du côté des États-Unis où la concentration des médias est
devenue un phénomène courant, la Cour d'appel des États-Unis a rejeté
les lois de propriété qui empêchent une compagnie de posséder des
franchises de chaînes de télévision et de compagnies de câblodistribution.
Elle a rejeté la loi qui aurait limité l'étendue des stations de télévision
à 35% dans un marché donné. La Federal Commission of Communication et la Cour se sont ralliées aux
arguments de FOX,
AOL Time Warner,
NBC et
VIACOM qui soutiennent que ces
lois sont désuètes. Selon ces compagnies, il y aurait une telle concurrence et
tellement de services disponibles sur le marché que la diversité ne serait plus
menacée. Néanmoins, on remarque que le nombre de chaînes de télévision
augmente tandis que le nombre de propriétaires diminue. Ceci n'est pas un appel à
la diversité. Vu sa partialité, on se rend compte que la Federal Commission
n'a pas respecté sa mission de protéger les intérêts
publics. Ces lois étaient les dernières protections contre le monopole au pays.
Enfin, regardons ce qui se passe chez nous. En 2001, le Canada a vu naître l'une
des plus grandes fusions des médias de son histoire, avec le rachat
d'Hollinger Inc. (qui détient les journaux et magazines métropolitains canadiens de même
que la plupart des journaux communautaires)
par CanWest Global Communications. En février 2002,
l'Association canadienne des
journalistes et la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec ont demandé une enquête parlementaire pour connaître les
effets de la concentration des médias au Canada. Cette demande est survenue
lorsque CanWest Global a décidé de publier des colonnes éditoriales
nationales dans la plupart des quotidiens jusqu'à trois jours par semaine,
au détriment des colonnes éditoriales locales qui disparaîtront. Une action
qui, selon le Conseil canadien, restreindra encore plus la diversité des
sujets et des opinions des communautés, des valeurs que les journaux sont censées respecter.
Principales tendances
Ces exemples envahissent le monde d'aujourd'hui et illustrent quatre tendances principales.
La ZLÉA est un
exemple de la tendance principale : l'augmentation de la
libéralisation de la privatisation
Non seulement la logique du marché domine-t-elle l'économie,
mais elle tend aussi à privatiser tous les secteurs.
Autrement dit, le marché veut aussi dominer le monde social, la culture et
la politique. Tout devient une marchandise. La libéralisation de l'information
et des communications est menée par un système économique très
simple : la prise de contrôle de l'information et des communications
mondiales par une poignée de multinationales étatsuniennes à l'échelon mondial.
Si leur projet fonctionne, cela nous mènera à la privatisation du spectre
radiophonique et, à la fin, à des concessions spéciales pour les diffusions du
service public et les usages sociaux des médias.
Deuxième tendance : la croissance de l'économie du savoir
Des biens et services traditionnels comme la nourriture, les vêtements et les services
bancaires sont remplacés par des biens symboliques, tels que droits d'auteur-e,
marques déposées et secrets de fabrication, et par des réseaux de distribution
virtuels (autoroute de l'information) protégés par des accords de
propriété intellectuelle comme ceux sur les programmes de radio et
de télévision et sur les organismes vivants. Avec la nouvelle économie arrivent
de nouvelles conceptions du travail et
des emplois qui génèrent à la fois des occasions mais aussi des menaces.
Troisième tendance : la convergence
La convergence des télécommunications et
de la diffusion se caractérise par la transition de la technologie analogue à
la technologie numérique. C'est une réalité technologique menée par des
intérêts économiques et qui est interprétée dans des changements législatifs et
réglementaires. Alors que se met en place un nouvel ordre dans les communications,
les occasions seront saisies ou perdues.
Quatrième tendance : l'avènement de nouveaux mouvements sociaux
Ces mouvements représentent un contre-courant à l'égard de l'information
"marchandisée" et au pouvoir des réseaux de communication multinationaux.
Quelle que soit la réforme politique ou législative, au niveau national et
international, des voix se lèvent pour dire que tout
changement doit être lié aux droits humains, à la démocratie, à la bonne
gouvernance, à des développements durables et à des politiques justes. Ces voix ont été
entendues au cours de grandes rencontres comme celle du Sommet des peuples des Amériques
en 2001 et du Forum social mondial en 2002,
tenu pour la deuxième fois à Porto Alegre, Brésil, qui est devenu l'espace
le plus grand et le plus visible de la société civile. Selon Chomsky, le
célèbre linguiste étatsunien et l'un des intervenants majeurs à Porto Alegre,
le Forum social mondial
est "un espace international dont ont rêvé les mouvements de gauche depuis ses origines."3
En 2002, non seulement le nombre de délégué-es dépassait toutes les attentes, mais
aussi la présence des médias. 2.400 journalistes, représentant 1.500 médias
de 48 pays, étaient présents. Il s'agissait pour la plupart de
médias communautaires ou de service public.
Le mouvement pour la démocratisation de la communication fait partie
intégrante de la lutte pour le changement social. Le
mouvement de la radio
communautaire est une force majeure dans ce processus puisque la radio est
le moyen de communication le plus accessible au monde. Avec les
nouvelles technologies, nous avons vu aussi l'arrivée de
l'Internet
citoyen. L'adoption de ce moyen de communication par des médias
communautaires est en constante augmentation -- plus d'accès, plus de voix,
plus d'opinions sont expriméees : plus de démocratie.
Selon Jeff Cohen de Fairness and Accuracy in Reporting
(États-Unis), la démocratie dans les structures médiatiques ne dépend pas du nombre de chaînes
de télévision ou de radios mais de la diversité de ses sources et de ses propriétaires. Les mouvements
sociaux le savent tout comme les multinationales malgré leur rhétorique.
Ils savent aussi que ceux qui contrôlent ou possèdent l'information dans nos
sociétés ont une plus grande influence dans l'économie, la politique et
la société en général. La communication est le secteur qui croît le
plus rapidement dans l'économie et c'est un pilier de la mondialisation.
Lorsque la concentration de médias devient plus importante, les médias
deviennent moins nombreux et les géants médiatiques sont plus grands.
A l'heure actuelle, il y a neuf géants des médias :
Time Warner (CNN),
Disney (ABC),
Rupert Murdoch's News CORP.,
VIACOM (CBS),
Sony,
Seagram,
AT&T/Liberty,
Bertelsmann,
General Electric (NBC).
En Amérique latine, il y a quatre grands groupes médiatiques :
Cisneros Group (Venezuela),
GLOBO (Brésil),
Clarin (Argentine) et
Televisa (Mexique).
Mais quel rapport y a t-il avec la ZLÉA?
En d'autres mots, est-ce que la
ZLÉA est spécifiquement liée aux communications? Bien sûr. La logique de la
concentration se reflète à travers toute la ZLÉA. Par exemple, l'ébauche du
chapitre sur les services spécifie que tout doit fonctionner selon les lois
du marché. Les services assumés par les gouvernements sont exempts de ces
lois sauf quand ils sont en concurrence avec les services offerts par les
entreprises privées. Ceci est presque toujours le cas, particulièrement dans
le secteur de la diffusion publique et de la programmation culturelle
réalisée à titre de service public.
Cela veut dire que le service public (qui inclut les médias communautaires)
devra faire concurrence, selon les mêmes lois, avec le secteur privé. Il en
résulte que les politiques, lois et réglementations des médias
communautaires seront plus difficiles à instaurer et à faire respecter.
Nul doute qu'il y aura plus d'homogénéité et moins de diversité.
Quelle est l'alternative à l'intégration proposée par la ZLÉA?
La société civile propose de changer les termes de la discussion pour d'autres
principes, objectifs et champs d'action. Cinq principes sont proposés :
- Le droit à la communication est un droit humain universel au
service de tous les autres droits humains et du renforcement de la vie
sociale, économique et culturelle des peuples et des communautés.
- Le droit à une diversité et à une variété d'informations est une condition à la
participation démocratique. Les communications doivent être considérées avant tout comme un service public. Les gens doivent être considérés comme
des collaborateurs et des producteurs d'informations, et pas seulement
comme des consommateurs.
- L'économie de marché ne doit pas constituer le
seul modèle servant à façonner l'infrastructure des communications.
- Les ondes de diffusion constituent un patrimoine public et doivent être
protégées dans l'intérêt collectif et culturel de la société civile au lieu
d'être utilisées par des intérêts privés. De la même manière, le
cyber-espace doit rester du domaine public et être protégé de la privatisation.
- Le pluralisme culturel, linguistique et de genre doit être reflété dans tous les médias.
En général, les médias communautaires veulent construire un monde dans
lequel une autre communication serait possible. Ils veulent que leurs demandes
tournant autour de trois champs d'action majeurs se reflètent dans
la ZLÉA.
Premièrement, que les gouvernements et instances intergouvernementales, y
compris l'Union internationale des
télécommunications, s'assurent que la
programmation se base sur le principe que le spectre radiophonique est un
bien commun. Cela veut dire qu'il appartient à nous tous et toutes et que l'accès aux
médias doit être garanti pour un usage social et public.
Deuxièmement, que les réformes législatives prennent en considération les
caractéristiques spécifiques des médias communautaires et qu'elles les intègrent
dans le cadre des politiques et des réglementations. On
veut que les exemples de bonnes pratiques soient renforcés par des
protocoles internationaux afin que des provisions réservées aux médias
communautaires deviennent la norme plutôt que l'exception.
Enfin, que soient mis en place des mécanismes pour créer des bases économiques stables pour les
médias communautaires afin qu'ils ne soient pas
marginalisés par les médias commerciaux. Les médias communautaires affirment
avoir besoin de soutien et d'assistance pour s'adapter aux nouvelles
technologies numériques et pour que de nouveaux médias communautaires se mettent en place.
Voir pas juste regarder
Entendre pas juste écouter
Écrire pas juste lire
Quelques-unes de ces idées ne sont pas nouvelles. Depuis 25 ans, divers
groupes du Nord et du Sud discutent sur les questions des droits de la
communication. Ce qui est nouveau, c'est la convergence d'idées parmi la
société civile et le travail collectif pour changer le statu quo.
Tous et toutes s'accordent à dire que, dans le monde économique, les gens sont
considérés comme des consommateurs et non comme des citoyens qui ont une
responsabilité collective décisionnelle. Cette situation fait que la
majorité des individus, en particulier les groupes sociaux exclus, ne peuvent
s'exprimer eux-mêmes publiquement et ne peuvent faire connaître leurs
demandes et revendications.
Les problèmes des communications ont été des sujets très présents dans l'agenda de deux
rassemblements récents et importants : le deuxième Sommet des peuples des
Amériques (Québec, 2001) et le Forum Social Mondial (Brésil, 2002).
C'est là que la Campagne pour les droits à
la communication dans la société de l'information (CRIS)
était lancée en vue du 1er Sommet
mondial sur la société de l'information, organisé par l'OIT/ONU à Genève en décembre 2003
et en Tunisie en 2005. Les conclusions de ces deux sommets mèneront vers un
plan d'action stratégique pour créer une nouvelle "société de l'information".
Il est à souhaiter que cette nouvelle société de l'information
reconnaisse le droit à la communication ou le droit pour chacun-e de produire
et d'acheminer de l'information, et pas seulement d'être un auditeur ou une auditrice; en
d'autres mots VOIR pas juste regarder, ENTENDRE pas juste écouter, ÉCRIRE pas juste lire.