Marie Gérin-Lajoie prononce cette conférence à Winnipeg en 1903, à
une réunion du Conseil national des femmes
du Canada. Elle en publie le texte dans une des rares revues d'éducation de l'époque,
L'Enseignement primaire. Les éditeurs de la revue ne se sont pas privés de placer
en note quelques commentaires, qui illustrent parfaitement le caractère paternaliste de
la société au début du siècle. On s'étonne même qu'ils
aient accepté de publier l'article. Marie Gérin-Lajoie propose que le droit civil
soit enseigné aux élèves plus âgées des pensionnats et des écoles, afin de les informer de la subordination qui les attend au moment du mariage. Selon elle, la connaissance de la loi peut constituer une forme "d'empowerment" pour les femmes. Elle invite les jeunes femmes à diriger elles-mêmes leur vie.
Je voudrais aujourd'hui, mesdames, attirer votre attention sur une question d'éducation à laquelle j'attache la plus haute importance (a) : je serais heureuse en pareille matière d'avoir l'opinion d'une assemblée aussi distinguée que la vôtre. Voici : est-il désirable que l'on enseigne les éléments du Droit Civil aux jeunes filles dans les écoles supérieures? [...].
Le Droit Civil, c'est la règle de la vie privée de l'homme, de la femme, de l'enfant :
ainsi donc, on n'y traite pas de la vie publique du citoyen, mais de sa vie privée; or votre
vie privée, mesdames, quelle est-elle? N'est ce pas, pendant votre enfance, cette existence
calme et paisible qui s'écoule au foyer paternel; dans votre jeunesse l'acte solennel de
votre mariage, dans la maturité les devoirs de l'épouse, les responsabilités
de la mère? Mais, le droit civil, me direz-vous, quel rapport a-t-il donc avec toutes ces choses?
Mais, mesdames, c'est précisément de ces choses qu'il s'occupe. Parce que nous n'y
réfléchissons pas, que nous l'ignorons, le droit ne nous en affecte pas moins :
son siège d'action, c'est nous-même, le domaine où il règne, c'est la famille.
Il statue sur la constitution de cette même famille, y règle la hiérarchie,
définit les devoirs et les obligations des époux, des enfants, des parents;
établit la capacité de chacune de ces personnes, de ce que l'homme peut entreprendre
dans la recherche de la fortune, la femme dans la direction de son ménage. Oui, mesdames,
ne vous en déplaise, tout cela est arrangé dans le code; de même que votre
habileté à contracter, à acquérir des biens à posséder,
à vous lier par contrat, à vous enrichir, à recueillir par donation et succession.
C'est encore le droit qui définit la part que vous pouvez prétendre dans la fortune
gagnée en commun avec votre mari, dans l'éducation de vos enfants, dans l'administration
de leurs biens comme dans les vôtres. Le droit donc exerce sur vous une action continue,
et je vous le répète, si vous n'avez pas pris conscience du joug qu'il vous impose,
vous n'en ressentez pas moins ses atteintes.
Que diriez-vous d'une personne qui, sous prétexte
qu'il y a des médecins, s'entêterait à ignorer les notions élémentaires
de l'hygiène, se refuserait à s'initier aux lois naturelles indispensables à
sa conservation et à son développement? Assurément vous la plaindriez et vous
diriez de cette personne que c'est une insensée; car, en effet, si le médecin peut
lui prêter secours dans des cas de maladie, elle doit certainement savoir s'en passer dans
la vie à l'état normal, suffire à son économie interne. Ainsi en est-il
du droit. Le droit civil, la vie civile comme on l'appelle, constitue un milieu social, une
atmosphère ambiante qui nous affecte toujours et nous suit partout, à laquelle nous
n'échappons pas, que nous respirons, que nous nous assimilons avec plus oumoins de profit; et telle femme qui n'a jamais comparu en cour, n'en a pas moins une vie toute
saturée de droit civil, et le jour où, faisant connaissance avec l'imposante
majesté du tribunal, elle croirait pour une première fois subir la loi, oh! combien elle
se tromperait, mesdames (b)! Non, pas d'illusion, la loi vous prend
à votre berceau, quand elle enregistre votre naissance et ne vous lâche que lorsqu'elle
a jeté de la poussière sur votre tombe. La loi c'est un océan qui nous porte;
le frêle esquif de notre vie y glisse souvent à l'aventure.
Hélas, consentirons-nous bien longtemps encore mesdames, à nous y laisser ballotter comme une épave? Prenons
conscience de notre course, saisissons le gouvernail et dirigeons notre barque! D'ailleurs ne
sommes-nous pas responsables? Redressons-nous dans notre dignité, et puisque nous avons
des comptes à rendre à Dieu, réfléchissons à tous nos actes,
mesurons la portée de toutes nos actions, dirigeons-les et grâce à une
intelligence plus éclairée, remplissons mieux encore que par le passé notre
vocation de femmes; faisons exprimer à notre vie la plénitude du bien qu'elle peut
rendre! Car la loi sans cesse fait appel à notre initiative; malgré son absolutisme
en maintes circonstances, cependant, elle nous ordonne de choisir entre tel ou tel parti et nous
sommes les arbitres de notre sort; par exemple dans le mariage, n'offre-t-elle pas à toute
femme la liberté de choisir entre la loi commune et le contrat (c); puis ce même contrat,
ne peut-on pas en multiplier et en faire varier les clauses à l'infini selon la prévoyance
et la prudence qu'on y apporte? Chaque fois, mesdames, que la loi requiert notre consentement, et
que nous y apportons un esprit mal éclairé, savons-nous que nous vicions ce même
consentement; et puis, dites-moi, n'est-il pas d'une imprudence grossière d'assumer des devoirs
et des responsabilités que l'on ne comprend pas, d'engager sa fortune à la
légère et souvent celle de ses enfants; vous dont la conscience est si délicatement
honnête, comment pouvez-vous vous résoudre à signer des actes auxquels vous
n'entendez rien et qui lèsent peut-être autrui? A ceci quelques-unes répondront :
mais nous nous fions aux nôtres dans la conduite de nos affaires : une jeune fille s'en remet
à son père, une femme, à son mari. Loin de moi, mesdames, de vouloir jeter le
doute dans vos cœurs, et diminuer le respect et la confiance que vous devez à des êtres
qui vous sont chers, et qui vous donnent tous les jours les preuves de leur dévouement;
mais cette confiance, croyez-moi, les flattera davantage quand vous la leur accorderez sciemment,
et ce n'est pas en diminuant votre valeur personnelle que vous les honorerez.
Je vous l'ai dit tantôt, mesdames, vous êtes responsables, voilà pourquoi il
ne vous est pas permis d'ignorer la portée de tout ce que vous faites; pour cela vous
devez posséder des notions de droit assez étendues pour que l'on puisse dire de
vous que vous agissez délibérément en prenant une décision quelconque;
car agir sans comprendre, c'est vous vouer à une tutelle de fait indigne de votre âge;
non, vous ne voulez pas rester d'éternelles enfants! [...].
Maintenant que vous êtes initiées quelque peu à ce dont il s'agit, que vous
entrevoyez ce qu'est le droit civil; que vous savez du moins qu'on y traite d'un bout à
l'autre de vos intérêts et des plus intimes; que le droit civil a pour seul objet
de régir votre personne et vos biens; n'est-ce pas le temps de vous réitérer
la question du début : Est-il désirable que l'on enseigne les éléments
du droit aux jeunes filles dans les écoles supérieures?
Permettez-moi de vous exposer les deux raisons qui, selon moi, militent en faveur de cet enseignement;
l'une offre une utilité immédiate et pratique, c'est une question d'instruction; l'autre
d'un ordre plus élevé, plus immatériel, n'en est pas moins importante, c'est
une question d'éducation.
1. Si l'instruction doit d'abord nous former à bien exécuter nos devoirs journaliers,
la connaissance du droit nous aidera puissamment dans cette voie.
2. Si l'éducation a surtout pour but de nous fortifier en détruisant nos mauvaises
inclinations et en nous inculquant de bonnes habitudes, l'étude du droit offre certainement
un des entraînements les plus propres à obtenir ce résultat.
J'affirme d'abord que l'étude du droit vous fournit une instruction pratique. Je crois que
ceci ressort assez bien de ce qui a été dit précédemment sur la
nature même de cette étude; j'y ajouterai cependant quelques nouvelles considérations.
Etant admis que le désir de prendre connaissance de ses intérêts, de s'initier
à ses propres affaires, de les surveiller, d'augmenter s'il se peut sa fortune, est parfaitement
légitime, qu'il n'est pas permis à une personne raisonnable de se soustraire à
ce devoir, d'ignorer l'étendue de ses droits et de ses obligations; comment peut-on
espérer une intervention heureuse de la femme dans l'exercice de son droit de
propriété, si elle ignore complètement les termes, les plus usuels du droit;
si s'adressant à son avocat ou à son homme d'affaires, elle n'est pas en état
de suivre ce qu'ils lui exposent; cependant, ces gens agiront-ils à son insu, et dans les
actes les plus graves, se dispenseront-ils de son concours, agiront-ils sans son consentement?
Assurément non, une conduite aussi arbitraire révolterait toute femme de bon sens.
Eh bien, mesdames, que faire? Est-il un autre parti à prendre que celui de se renseigner? [...].
Plusieurs d'entre vous, mesdames, conviennent peut-être de la vérité de ces choses,
mais ne savent pas vraiment comment pourrait se faire l'instruction des femmes. A celles-là
je dirai : voyez donc ce qui se passe à l'étranger. Dans plusieurs des pays
européens, en France notamment, on est parvenu à résumer les notions de
droit les plus usuelles, dans des traités mis à la portée des enfants,
et depuis près de dix ans, cet enseignement se donne avec succès; l'enfant n'y
trouve pas à surmonter des difficultés plus grandes que dans les sciences naturelles
ou les mathématiques; les écoles ménagères si recommandables par
leur esprit pratique, inscrivent aussi cette matière sur leur programme, et vous savez
combien ces écoles ont à cœur de donner à la femme l'intelligence de la
vie du foyer. S'il vous faut des précédents pris en notre pays, permettez-moi
de vous signaler ce qui se passe actuellement dans la province de Québec.
Il y a deux ans, c'était en 1902, nos grandes institutions de femmes à Montréal,
notamment les sœurs de la Congrégation et les sœurs des Saints Noms de Jésus et Marie
accueillaient avec joie la publication d'un premier traité de droit civil mis à là
portée de la jeunesse; fortes de l'appui de l'archevêque, Monseigneur Bruchési,
qui exprimait formellement sa volonté à cet égard dans une lettre qu'il voulut
bien laisser publier en tête de l'ouvrage, elles mirent immédiatement le traité
entre les mains des plus avancées de leurs élèves. Celles-ci prirent à
ces études un intérêt extraordinaire et qui dépassa toutes les
prévisions. Je pus en juger moi-même dans un examen public qui eût lieu à
Villa Maria l'an dernier, et où les jeunes filles parlèrent avec une rare aisance
et beaucoup de compétence des conventions matrimoniales. Cette même année,
Hochelaga avait poussé l'enseignement assez loin pour qu'on jugeât convenable de
distribuer des prix en cette matière comme dans les plus anciennes. J'eus alors le plaisir
extrême de présenter moi-même la récompense à l'élève
la plus méritante. Enfin en 1903, le Conseil de l'Instruction publique (comité catholique),
suivant en cela l'initiative prise par nos institutions libres, rendait cet enseignement facultatif
dans toute la province. L'automne de cette même année, la commission scolaire de
Montréal (section catholique), autorisait cette étude dans les écoles de la
ville; et j'eus encore le plaisir d'assister à une causerie sur le droit dans l'une de nos
écoles laïques des plus en vue, l'école Ste-Marie, dirigée par Mlles
Labelle et Bourbonnière; les élèves, pendant près de deux heures,
donnèrent une attention soutenue aux questions de droit les plus variées.
On se fait de plus en plus à l'idée d'enseigner le droit aux femmes. Le High School
protestant de Montréal et l'École normale de McGill, à la demande de Mmes Hunter
et Cormic, et du principal Robins ont eu, eux aussi, des conférences de droit cet hiver;
et le doyen de la faculté de Laval a jugé à propos de donner lui-même
dans notre université française, et pour urne première fois, des leçons
de droit aux femmes.
Vous le voyez, mesdames, la bonne nouvelle cette fois part de Québec, mais nous voulons
vous la faire partager, et je viens vers vous comme une émissaire, vous demander de vouloir
bien suivre le mouvement fécond qu'il est désirable d'étendre par tout le Dominion.
Vulgariser le droit, c'est non seulement donner à l'instruction des femmes un caractère
pratique, mais c'est encore les élever au vrai sens du mot, c'est-à-dire faire leur
éducation [...].
A l'œuvre donc, mesdames, réclamons la science, non pour nous en parer comme d'un vain ornement,
mais pour nous aider à réaliser plus intégralement notre vocation de femme,
d'épouse et de mère.
(a) NDLR. Les femmes du Canada, notamment dans la province de Québec, jouissent de la plus
grande liberté possible. Grâce à leurs vertus chrétiennes, à
leur bonne éducation, à leurs charmes hautement appréciés des Canadiens,
elles gouvernent notre petite société. Qu'ont-elles besoin de plus? Le féminisme
qui tend à faire de la femme un homme embelli est un féminisme dangereux. Cette
remarque ne s'adresse pas au travail de Madame Gérin, mais au féminisme en
général.
(b) NDLR. Les femmes ne s'aperçoivent pas du joug de la loi chez nous, 1 : parce que,
dans son ensemble, elle est juste à l'égard du sexe faible; 2 : parce que les
pères, les maris et les frères, règle générale, ne commettent
pas d'injustice à l'égard de l'aimable moitié de notre population.
(c) NDLR. D'ordinaire, dans la province de Québec, la jeune fille qui se marie
s'en rapporte à son père pour les détails du contrat de mariage. Mme
Gérin le dit plus loin. Cette jeune fille a-t-elle tort?
[Source : L'Enseignement primaire, novembre 1904, p. 132-136.]