Le gouvernement canadien se décide toutefois à modifier la loi électorale en 1918.
Il accorde le droit
de vote aux femmes au fédéral et, dans la foulée,
l'élargit à tous les citoyens, sans restriction de nature
économique. Jusque-là, plusieurs catégories d'hommes étaient aussi
exclues du suffrage. La plupart des provinces avaient d'ailleurs conféré le droit
de vote aux femmes en 1916 et 1917.
Éva Circé-Côté
réagit rapidement à l'octroi du suffrage féminin qui a incité les femmes
libérales de la province à se rassembler dans une organisation à l'origine de
la puissante Fédération des femmes libérales du Canada, fondée en 1928.
La journaliste déplore la partisanerie avec laquelle l'électorat masculin a exercé
son droit de vote depuis la Confédération. La question du suffrage féminin
revient au moins vingt fois sous la plume de la journaliste qui critique, notamment, les positions
d'Henri Bourassa.
On nous annonçait dernièrement la création d'un club de femmes libérales
dont le programme nous semble digne d'intérêt, puisqu'en premier lieu il propose
l'étude de questions sociales, politiques et administratives. Ces dames ont cru qu'il
fallait préparer le terrain pour la germination des idées de liberté qu'on
est en train d'y semer. C'est une mesure très sage que d'initier la femme à son
nouveau rôle. [...]
A voir où nous en sommes, il semble que nous eussions dormi pendant cinquante ans. Que
faisions-nous pendant que l'immense majorité des Canadiens-français nous imposait
la stupide pédagogie qui a fait de nous un peuple d'avocats, de notaires et de ronds-de-cuir,
alors qu'il nous fallait des agronomes, des industriels et des négociants? A quoi pensions-nous
pendant qu'on discutait en chambre la nécessité de l'instruction obligatoire,
la gratuité des manuels scolaires, l'uniformité des livres?
Nous "croquions des choux"... ne vous déplaise!... Ah! vous pioncez!... Eh! bien crevez de faim maintenant! [...] Mais pendant que vous vous la couliez douce dans les bras de Morphée, la moderne Dalila vous a coupé les cheveux pour se les mettre en chignon. Elle vous a chipé votre toupet qu'elle va porter en postiche. Le droit de vote que vous avez laissé glisser de vos doigts débiles comme ceux des rois fainéants, elle s'en est emparé.
Les voilà à l'œuvre maintenant, elles vont étudier ce que vous n'avez pas voulu apprendre. Tant pis pour vous! L'on avait cru que la femme arriverait au poll tout ébouriffée, craquante et frétillante, sentant la peau d'Espagne ou le lilas de Rigaud à quinze pas et qu'elle jetterait leur billet dans l'urne électorale comme elles miment un signe de croix, pour faire admirer le solitaire qu'elle porte à l'annulaire! Mais au contraire, elle se prépare au scrutin comme pour le cloître. Gravement, elle se renferme dans la solitude pour se mettre au courant des questions d'actualité, c'est renversant. Les clubs féminins, où l'on se rencontrait pour potiner et médire de son prochain entre une tasse de thé et un ourlet mal cousu, ces clubs où les femmes souvent apprenaient à boire du scotch et prendre une partie de cartes, vont devenir des cabinets d'étude, une sorte de pépinière de voteuses conscientes qui essaimeront de côté et d'autre pour prêcher le nouvel évangile. Le prodige des langues de feu ne se renouvellera pas, ce serait inutile. Chacune de ces apôtres possède en sa bouche cette "belle flamme pourpre" qui opère des conversions.
Mais, dit-on, si la femme est affranchie du service militaire, c'est pour la récompenser de ne pas se mêler de politique. Si elle vote, elle se battra.
C'est comme si la femme ne payait pas l'impôt du sang! [...] Les femmes qui viennent de donner leur fils pour la guerre ont doublement satisfait à leurs devoirs de patriotes. Elles ont droit d'imposer leur volonté par l'électorat et d'être les artisans de leur destin. Le proverbe le dit : on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Si la femme n'est pas là pour défendre la chair de sa chair, si elle n'est pas avec la législation pour veiller sur leurs droits comme une lionne sur ses petits, nous verrons se renouveler les horreurs de l'époque actuelle. Il arrive à certains mâles d'entre les animaux de dévorer leurs petits, tandis que la mère meurt pour défendre leur vie. Les femmes se sont toujours associées aux ligues de la paix. On a pu dire d'elles : "Même si une guerre était juste, elles y refuseraient leur adhésion". Leur sensibilité souffre à l'idée du sang répandu. Mais quand il s'agit de déclencher ces horreurs, mieux vaut une sœur timide effarouchée comme une tourterelle qui s'enfle et se blottit dans sa crainte, sans pouvoir se résigner à ces massacres! Elle sent qu'elle porte un monde dans ses flancs et instinctivement elle le défend contre les dangers, contre les heurts qui mettraient son existence en danger, même contre les palpitations de son cœur qui auraient une répercussion néfaste contre le sien. Dans notre intérêt à tous, laissons-la participer à la vie sociale, impossible qu'on s'en porte plus mal.
[Source : Julien Saint-Michel, The Labor World/Le Monde ouvrier, 11 mai 1918, p. 1.]