Quinze ans plus tard, la conviction des femmes s'est approfondie quant au féminisme. D'abord membre
de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste où elle est une conférencière recherchée,
Idola Saint-Jean fonde en 1927 l'Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec, organisme
très militant. En 1937, à l'émission de radio Fémina, Idola Saint-Jean prononce une causerie
sur le rôle important du féminisme et la publie ensuite dans sa revue La Sphère féminine.
Ce texte permet de constater une évolution certaine de la pensée féministe : l'auteure exige
la liberté nécessaire à l'individu femme. Dans le contexte troublé de la politique internationale
de l'époque, devant la menace d'une nouvelle guerre alors que les souvenirs tragiques du premier
conflit mondial ne sont pas encore estompés, elle évoque l'idéal du couple humain, où hommes et
femmes travaillent sur un pied d'égalité.
Mesdames et Messieurs, le féminisme n'est pas une rêverie d'utopiste, une boutade de cerveaux exaltés,
c'est la revendication juste et légitime de la femme à ses droits d'être humain.
Cette définition que donne du féminisme la première femme qui reçut un doctorat en philosophie de
l'Université de Paris, Mlle Léontine Zanta, définit bien, il me semble, ce grand mouvement, poussé
par l'évolution sociale et qui alimente ses racines non pas tant dans les injustices séculaires dont
la femme fut victime, ni dans ses souffrances, mais bien dans les couches les plus profondes d'une
société progressive, et qui survivra à toutes les attaques et qui s'exprimera envers et contre tous.
Il n'est plus possible à la femme, qui, après tout a sa destinée d'être humain, de vivre isolément,
enfermée dans les murs de son foyer, ces murs fussent-ils dorés ou crevassés, il lui faut se fusionner,
travailler librement au relèvement d'une société qui a besoin de son influence et de la pleine expression
de sa personne humaine, comme mère, comme soeur de charité et comme éducatrice.
Puisque, comme le dit la philosophie chrétienne, l'homme n'atteint son plein développement que dans
la vie sociale, il en est de même pour sa compagne qui a été trop longtemps prisonnière dans un
ordre social qui périclite et qui réclame à grands cris son influence [...].
Jusqu'à l'hécatombe de 1914, la femme avait, à de rares exceptions près, accepté son exclusion de
presque tous les domaines de l'activité humaine, admettant, on lui avait si souvent répété, son
incapacité. Le tragique événement la força de sortir de sa torpeur, il lui fallut combler les vides
que l'homme, qui se ruant sur les champs de bataille, laissait dans les rouages de la vie qui voulait
continuer quand même. La femme accomplit alors toutes les besognes, se découvrit elle-même et ayant
goûté à la satisfaction que donne à l'être humain la conscience d'être utile, elle ne voulut pas
reprendre sa vie facile d'avant-guerre. Je dis "facile" pour quelques-unes, mais combien pénible
pour d'autres. De plus, le déséquilibre économique et social résultant de la grande tuerie lui imposa,
dans bien des cas, la nécessité de rester dans la mêlée, elle lutta pour obtenir sa place au soleil
dans un monde dont l'homme seul est le législateur, et le féminisme est en pleine marche en avant,
et plus vite on l'acceptera, mieux il en sera pour tous, car à l'instar des grands courants,
il est mené par les lois invisibles qui, plus fortes que les lois des hommes, s'expriment de façon
irréductible.
Dans les sociétés humaines, à mesure que la raison s'éclaire, elle cherche un état meilleur que
l'état présent, elle rêve de refondre la société et de la rétablir sur des bases plus justes
pour rendre plus réelle l'égalité des personnes, pour mieux assurer le respect de tous les droits
et l'accomplissement de tous les devoirs.
De là l'épanouissement du féminisme, qui veut, pour plus de la moitié du genre humain, une liberté
nécessaire au plein développement de la personne de la femme qui secoue des chaînes à jamais séculaires
et qui, dans une humanité en faillite, veut coopérer à une restauration qui ne peut s'obtenir que
grâce au respect des droits de chacun et à un idéal fait de justice de compréhension et d'amour
calqué sur le sublime contrat social que nous a laissé le Maître des Maîtres dans le Sermon sur
la Montagne.
La place à laquelle la femme aspire n'est pas la place de l'homme comme certains faux prophètes
le proclament avec un manque total de compréhension et de savoir, mais c'est la sienne propre
comme compagne, comme associée, comme être participant en tout à l'édification d'un état social
auquel elle n'est nullement étrangère, mais qui l'affecte comme il affecte l'homme, le couple
humain étant essentiellement solidaire.
Le grand courant auquel le féminisme doit son impulsion première et le renouvellement continuel de
ses énergies est bien le sentiment de la solidarité sociale. Comprenons que ce qui fait la raison
d'être du féminisme, cette force qui porte les femmes à s'égaler à l'homme, n'est pas le sentiment
de leur exploitation dans la société, ni l'idée de justice, d'égalité ou de droit naturel, mais
bien la conscience d'appartenir au corps de la nation, c'est-à-dire de ne faire qu'un avec les
citoyens dans leur lutte pour l'émancipation politique.
Le féminisme est bien le résultat de cette tendance de l'âme vers la liberté qui fortifie ceux
qui la pratiquent, comme l'air ceux qui le respirent.
Mené par l'évolution progressive de la société le féminisme, aidé par les bouleversements sociaux,
entraîne la femme dans l'activité professionnelle comme dans l'activité productive, lui fait mieux
voir les réalités de la vie, de ses luttes comme des possibilités de réaliser un idéal meilleur.
Changeons le vieil adage de Talleyrand, ce fin diplomate qui connaissait si bien la nature humaine,
et au lieu de son "Cherchez la femme" c'est-à-dire la puissance voilée qui tout en se dérobant
dirige pour le bien comme pour le mal, disons plutôt "place à la femme", à côté de l'homme,
et que le couple humain, au grand soleil se donne la main et travaille sur un pied d'égalité
à rendre meilleure la vie d'une humanité assoiffée de justice, de bonté et de liberté.
Texte relié : Pour le suffrage féminin, Idola Saint-Jean, février 1931