En 1958, la revue Cité Libre publie un numéro thématique sur la situation des femmes, autour
de l'ouvrage de Simone de Beauvoir,
Le Deuxième Sexe. C'est une première : cet ouvrage n'y est
pas condamné, sinon dans un article signé par un psychiatre, dont se désolidarise d'ailleurs
la rédaction. Une des collaboratrices régulières de la revue, la journaliste Adèle Lauzon,
tout en affirmant que l'égalité formelle est presque atteinte, souligne les aspects culturels
de l'inégalité des femmes. Son analyse présente une tonalité entièrement nouvelle. Dans son
discours, aucun argument naturaliste, mais plutôt une référence inédite au caractère construit
des rôles sociaux et de la définition de "la" femme. Elle parle de travail domestique et non
de vocation familiale. Pour elle, l'égalité est une question de volonté personnelle, attitude
typique durant cette période. De même, elle considère le mariage comme le lieu privilégié de
la guerre des sexes. Trois ans plus tard, dans Le Devoir, elle développe les mêmes idées :
"Être femme n'est pas une profession ou un statut social". Nous avons réuni des extraits de
ces deux textes, où s'exprime l'opinion des femmes actives à cette époque, qui estiment le
féminisme dépassé.
[...] Les femmes [sont-elles] de pauvres êtres irrémédiablement persécutés et [...] les hommes des
exploiteurs féroces? L'attitude de certaines femmes indique que tel est leur sentiment.
Personnellement, je pense que les hommes ne sont aucunement "coupables" à cet égard et qu'ils
ne sont en rien responsables de la situation inférieure de la femme.
D'abord, le fait que les femmes soient parfois effectivement inférieures - même s'il ne s'agit pas
d'une infériorité naturelle - explique en partie le sentiment de supériorité masculin. Dans le cas
où l'homme généralise un peu trop vite et considère a priori une femme comme un être inférieur,
ce n'est pas, il me semble, parce que cet homme a une âme d'esclavagiste. Il est tout simplement
victime d'un préjugé - qui finira bien par disparaître, pourvu qu'on se donne la peine de le déraciner.
Je pense surtout que la plupart du temps, les femmes se placent elles-mêmes dans une situation
d'inégalité, que ce soit dans le mariage, dans les relations amoureuses, dans leurs contacts
sociaux avec les hommes ou sur le plan du travail.
Le mariage est, sans contredit, le théâtre de prédilection de la guerre des sexes. Qu'il s'agisse
d'une guerre totale, d'une guerre de guérilla, d'une guerre froide ou d'une paix armée, les
combattants naviguent dans un océan de "casus belli". La cohabitation, les soucis, les difficultés
matérielles, l'infidélité, réelle ou potentielle, les divergences d'intérêts, toutes les
occasions sont bonnes pour dresser l'homme contre la femme. [...] Le mariage est donc -
c'est là un lieu commun - une entreprise difficile à réussir et pour le mari et pour l'épouse.
Mais je pense que pour le moment, et en général, c'est la femme qui est le moins bien partagée
dans cette aventure. La plupart du temps, elle ne fait pas grand'chose pour améliorer sa situation.
Si elle n'est pas riche et reste au foyer, elle passe souvent une vie vouée jour après jour,
année après année, à des tâches fatigantes, ingrates et solitaires. Si elle est riche et oisive,
elle mènera peut-être une existence facile, mais dépourvue des satisfactions profondes d'une
vie active. Elle ne sera qu'une fleur à la boutonnière de son mari. C'est un destin qui n'a rien
d'emballant. Si elle travaille, elle devra lutter contre les préjugés sociaux qui lui interdisent
une vie indépendante. Elle devra faire des efforts constants pour concilier sa vie professionnelle
avec son bonheur conjugal et familial. Travailler à l'extérieur sans que ses enfants en souffrent,
avoir une carrière sans donner à son mari l'impression qu'elle le néglige. Car à l'heure actuelle,
il est normal que l'homme - fût-il remarquablement dépourvu de préjugés, ait de temps à autre cette
impression. [...]
Si l'homme et la femme étaient véritablement des égaux d'une égalité reconnue mutuellement, des
conflits de ce genre ne surgiraient pas. [...] L'homme trouverait normal de partager avec son
épouse le poids des tâches domestiques, sans avoir pour cela l'impression d'être victime d'une injustice.
L'inégalité des sexes se manifeste aussi dans les relations amoureuses. D'abord par l'attitude
de plusieurs jeunes filles qui considèrent l'amoureux qu'elles ont ou qu'elles espèrent,
soit comme un pourvoyeur, soit comme un protecteur. Aussi dans le fait que plusieurs hommes classent
les femmes par catégorie : celles avec lesquelles on s'amuse et celles qu'on respecte et qu'on épouse.
Par exemple, si un jeune homme couche avec une jeune fille qu'il n'aime pas et qui ne l'aime pas,
il la méprisera ensuite. Mais il se gardera bien de se mépriser lui-même. De deux choses l'une :
ou bien il considère qu'il est méprisable de coucher avec un être qu'on n'aime pas, et alors qu'il
se méprise lui-même; ou bien il croit que c'est légitime et en ce cas, il n'a aucune raison de
mépriser sa partenaire.
Mais cela ne se passe pas ainsi, du moins chez nous. Un homme méprise les femmes avec lesquelles
il couche - sauf s'il s'agit de son épouse légitime, et encore! - sans cesser de se respecter lui-même.
On laisse entendre faussement que c'est une réaction naturelle. C'est faux. C'est tout simplement
le fruit d'une éducation. On persuade les jeunes gens que certaines choses qui sont tolérables,
sinon recommandables, pour les hommes, revêtent une tout autre gravité s'il s'agit d'une femme.
Pourtant l'acte est le même. C'est une autre conséquence d'une conception selon laquelle la femme
est respectable dans la mesure où l'homme la fait respectable. En l'occurrence, s'il la juge digne
de partager sa vie.
L'inégalité est également perceptible dans les contacts sociaux quotidiens. Les règles de politesse,
les mœurs courantes en témoignent. La galanterie en est une manifestation certaine, bien qu'hypocrite.
Sous les apparences d'un respect d'ailleurs primitif dans sa forme, elle exprime une commisération
méprisante. Un jeune homme et une jeune fille sortent ensemble. Même si la jeune fille a plus
d'argent que le jeune homme, c'est celui-ci qui paye les dépenses. Pourquoi? Parce que selon
la tradition, une femme est incapable de pourvoir à ses propres besoins. On a des reproches à
adresser à une femme? On s'en abstiendra parce que ça n'est pas "galant". On préférera dire pis
que pendre de cette personne quand elle n'est pas là. [...]
Sur le plan professionnel, la discrimination existe aussi. Il est pratiquement impossible pour une
femme de devenir ingénieur civil, même si ses aptitudes et ses goûts la destinent à ce travail.
Il y a de plus en plus de femmes avocats ou médecins. Mais ces femmes rencontrent une opposition
sourde de la part de leurs confrères, du moins pendant les premières années d'étude. Les Canadiennes
se plaignent d'avoir très peu de débouchés dans les carrières scientifiques. Ou encore, dans les
journaux, on confiera très rarement à une femme des chroniques politiques, financières, syndicales
ou sportives, même si la candidate a toutes les aptitudes requises.
Il est donc assez clair que dans la vie courante la femme n'est pas considérée comme l'égale de
l'homme. Faudra-t-il obtenir la reconnaissance pratique de l'égalité féminine par des revendications,
comme on l'a fait sur le plan législatif? Faut-il au contraire attendre que les hommes changent
subitement de mentalité sur ce sujet?
Je ne crois pas que ces solutions soient justes. On peut obtenir des droits en revendiquant, mais on ne
peut influencer les réactions affectives ou les mœurs par des revendications. Par contre, les idées des
hommes sur les femmes évolueront dans la mesure où la réalité imposera
cette évolution. Il ne faut pas oublier non plus que pour des raisons historiques la femme est
souvent inférieure à l'homme. Mais cette infériorité n'est ni naturelle ni immuable. Il appartient
donc aux femmes, qui en ont les moyens légaux, de sortir de cet état d'infériorité, de prouver
concrètement qu'elles en sont sorties, en se gardant bien de le crier à tout venant.
Je pense bien que la première phase de cette "libération" consiste à se débarrasser - sans cesser
d'être féminine - des "manies" féminines héritées de la tradition. Une femme ne devient pas masculine
parce qu'elle cesse de poser à la martyre, de quémander une protection dont au fond elle peut se
passer, de réclamer des égards formels qui n'ont aucune raison d'être. Les femmes s'achemineront
vers l'égalité totale quand elles renonceront systématiquement à tout privilège qui leur serait
accordé parce qu'elles sont des femmes; quand elles s'efforceront de devenir assez compétentes
dans le domaine qui les intéresse pour que cette compétence s'impose d'elle-même, sans qu'il
soit besoin de revendiquer les droits de la femme; quand elles feront comprendre aux hommes,
par leur attitude et non par des discours, qu'elles ne demandent aucun égard particulier,
mais le respect dû à un être humain, indépendamment du sexe auquel il appartient, que dans
le domaine de l'amour elles sont des êtres féminins au même titre qu'ils sont des êtres masculins,
mais que dans tout autre domaine elles sont des individus purement et simplement.
Les femmes seront les égales des hommes quand elles cesseront de se faire les complices d'une
discrimination qui disparaîtrait beaucoup plus vite si elles ne l'entretenaient si soigneusement.
Il faudrait, je crois, que les femmes prennent une part plus active dans les associations
professionnelles, dans les syndicats, dans la vie politique et civique, plutôt que de se cantonner
dans des associations exclusivement féminines dont l'utilité est très relative, mais qui par contre
aggravent les divergences d'intérêt et l'incompréhension mutuelle entre hommes et femmes.
Si nous voulons que s'intègre dans nos mœurs comme dans nos lois une véritable égalité entre hommes
et femmes, il faut d'abord y croire nous-mêmes. Je crois que nous serons en bonne voie quand nous
serons débarrassées de cette mentalité de victimes et d'exploitées, et surtout de la tentation
par-dessus le marché de nous servir de nos faiblesses comme d'un atout.
Etre femme n'est pas une profession ni un statut social
[...] Une fois les barrières économiques et légales abattues, la Canadienne française est aux prises
avec la même sorte de problèmes que rencontrent les femmes dans le monde entier.
Il s'agit essentiellement pour elle de s'adapter aux situations nouvelles créées par la transformation
des structures sociales et de subir sans trop de mal les réactions masculines à l'évolution rapide
du rôle social de la femme.
Les conflits naissent essentiellement de la contradiction entre les images que les sociétés précédentes
nous ont données de la femme, et ce qu'elle est réellement. [...]
Il y a la femme divinité, l'objet d'une platonique adoration, la femme instrument de plaisir, la
femme épouse et mère, la femme amoureuse éperdue.
En réalité, la femme ne peut être tout cela à la fois; en fait, elle n'est jamais entièrement ou
uniquement l'une ou l'autre de ces images. Car la femme, ça n'existe pas, sinon sur le plan
physiologique. Chercher une définition générale du sexe féminin autrement que par ces caractéristiques
physiologiques, c'est faire de la mythologie ou tout au moins s'engager dans de périlleuses spéculations.
[...]
On est tellement habitué à se faire une image de la femme que dans une période de transformation
sociale comme la nôtre, au lieu de remplacer les vieux mythes par la réalité, on a tendance à
chercher une nouvelle définition de la femme, à remplacer les anciens mythes par de nouveaux.
Plus on généralise, plus on s'éloigne de la réalité. Car, mis à part les données physiologiques,
les femmes sont aussi différentes entre elles que les hommes entre eux : le degré d'intelligence,
les aptitudes, le comportement sexuel, les goûts varient d'une personne à l'autre. [...]
Ce conflit mythe-réalité pourra se manifester sous toutes sortes de formes et surgir autant dans
la conscience (ou l'inconscient) de la femme que dans ses rapports avec les autres. Il sera parfois
anodin, parfois très grave, mais il n'est pas à la veille de disparaître.
Ce que nous n'avons pas appris
Nous n'avons pas toutes reçu la même éducation. Certaines ont appris que l'état religieux était la
plus belle vocation de la femme, la plupart ont grandi en pensant au jour où elles pourraient avoir
des enfants, d'autres, plus rares, ont reçu une éducation qui insistait sur le rôle de séduction
de la femme. Mais personne n'a appris qu'il était normal pour une femme de se marier et d'exercer
une profession. Celles qui dès leur enfance songeaient à une carrière avaient l'impression d'être "pas
comme les autres", presque anormales.
Pourtant aujourd'hui, un grand nombre de femmes travaillent et n'ont pas pour cela renoncé à se marier.
Elles se sont mariées et elles ont continué de travailler. Mais je suis persuadée qu'un très petit nombre
d'entre nous peuvent concilier mariage-enfant et travail, sans se payer au moins une fois de temps
en temps le luxe d'un petit remord. [...]
Se faire accepter
Si dans leur milieu de travail, elles sont en contact avec des hommes qui sont "contre" les femmes
qui travaillent, elles doivent faire effort pour se faire accepter. Si c'est le mari qui est "contre",
c'est plus grave et elles doivent souvent renoncer ou bien au travail ou bien au mari. Si le mari
est "pour", cela facilite les choses. Mais je pense que tout homme normalement constitué traverse
une fois de temps en temps une crise de "femme au foyer", même s'il a accepté que la société
se transforme et qu'il est normal que la femme travaille. Ce sont, pour l'homme comme pour la
femme, des crises d'adaptation; elles sont inévitables.
Il y a beaucoup d'épouses qui demeurent à la maison et qui n'ont aucune envie d'en sortir.
C'est qu'elles ont trouvé dans les tâches de leur vie de mère et d'épouse un mode de vie qui convient
à leurs aptitudes et à leurs goûts. Ce serait aussi absurde de les forcer à travailler à l'extérieur
que d'interdire à toutes les femmes le travail au dehors.
L'ennui débouchant sur la dépression nerveuse
Le problème le plus pénible est probablement celui des femmes encore jeunes qui ont fini d'élever
leurs familles et qui ne peuvent travailler parce qu'elles n'y ont pas été préparées. Chez elles,
l'ennui prend parfois des proportions tellement graves qu'il mène à la dépression nerveuse.
Je ne crois pas qu'il est bon que la femme travaille. Je ne crois pas qu'il est mauvais que la femme
travaille. Je pense seulement qu'il faudra édifier une société dans laquelle la femme, comme l'homme,
pourra faire ce qu'elle préfère, ce pour quoi elle est le mieux douée, une société dans laquelle
les aptitudes et les goûts des gens, et non leur sexe et leur condition financière décideront du
métier qu'ils exerceront. J'ai infiniment plus de respect pour une bonne ménagère que pour un mauvais
avocat, mais je ne vois pas pourquoi une femme se forcerait à laver la vaisselle toute sa vie si elle
a les aptitudes nécessaires pour devenir un bon médecin. Et je trouve inhumain qu'une femme de 50 ans
soit condamnée à l'inactivité parce qu'elle a fini d'élever ses enfants.
Je ne crois pas non plus que la femme en tant que telle ait un rôle particulier à jouer dans la société.
Elle a un rôle à jouer en tant qu'individu et que citoyenne. En tant que femme, elle a une vie privée,
c'est-à-dire des relations sexuelles, des enfants, des amis. Si elle a le goût et la possibilité de
travailler à l'extérieur, d'exercer une profession ou de faire de la politique, je pense qu'elle doit
le faire, mais non pas en tant que femme. Cela ne veut pas dire qu'elle cessera d'être une femme normale.
L'épicier, l'architecte, l'écrivain et le Premier ministre ne sont pas forcément des impuissants et
des pères dénaturés.
Il est vrai qu'il est plus difficile pour une femme de concilier la vie professionnelle et la vie privée.
Il y a par exemple cette période de la vie où elle a de tout jeunes enfants qui exigent toute son
attention. Mais dans une société bien organisée les mères de famille ne devraient pas être obligées
de renoncer complètement à une carrière fructueuse ou à des activités extérieures uniquement à cause
des périodes relativement courtes où elles doivent se consacrer davantage à leurs enfants.
Il faudra encore du temps pour se faire à l'idée qu'être une femme n'est pas une profession ni un statut
social.
[Source : Cité Libre, janvier 1958, p. 40-47; Le Devoir, 24 juin 1961, p. 20 et 22.]
Pages reliées :
Simone de Beauvoir censurée par Radio-Canada, sous la pression de l’archevêché de Montréal, Archives de Radio-Canada.ca, 1959
Simone de Beauvoir, L'Encyclopédie de L'Agora
Le Deuxième Sexe 50 ans plus tard, Les Pénélopes