En 1965, Thérèse Casgrain suscite
l'organisation d'un colloque pour souligner le 25e anniversaire
de l'obtention
du droit de vote par les Québécoises. Au terme de ce colloque, décision sera prise
de mettre sur pied la Fédération des
femmes du Québec, qui est officiellement créée en 1966.
Dans le programme du colloque, on trouve ce beau texte de l'écrivaine Françoise Loranger, invitant
ses sœurs à réclamer la liberté qui leur est due.
A l'heure où un vent de libération souffle sur la terre entière, à l'heure où même les populations
les moins évoluées du globe cherchent dans des conflits sanglants à conquérir leur indépendance, à
l'heure où le mot liberté sort de toutes les bouches, n'est-il pas étonnant de constater qu'une
moitié au moins de l'humanité, le monde des femmes, subit encore un état de sujétion semblable
à celui qui existait au moyen âge? Et le subit sans se plaindre! Et pire encore, le subit sans
presque s'en apercevoir?
A quoi cela tient-il? N'y a-t-il pas quelque chose à faire pour changer cela? Dans l'Etat du Québec,
par exemple, comment expliquer que ce vent d'autonomie qui pousse tous les hommes à secouer les anciens
tabous et à prendre en main leur destinée n'ait pas soufflé également sur les femmes pour les inciter
à sortir du rôle infantile que le passé leur avait réservé?
Je suis souvent surprise et même scandalisée par l'apathie que témoigne la majorité des
Canadiennes-françaises devant ce problème de leurs droits les plus légitimes. Leurs réactions à ce
sujet sont aussi diverses qu'étonnantes. Bien sûr, il y a le petit nombre de celles qui sont
conscientes et qui luttent depuis des années sur la place publique, et il y a également celles
qui commencent à s'éveiller et à s'apercevoir qu'une femme est une femme avant d'être une épouse
et une mère, ce qui lui donne autant de devoirs envers elle-même, comme être humain, qu'envers
son mari et ses enfants. Celles-là sont sur la bonne voie. Mais les autres, toutes les autres,
qu'est-ce qu'elles attendent pour se réveiller? Ne savent-elles pas qu'on a besoin d'elles?
Leurs masques sont connus et nous savons ce qu'ils cachent. L'énumération est facile. Il y a celles
qui trouvent que les choses pourraient aller mieux, mais qui ne veulent rien changer par crainte
des responsabilités qui leur incomberaient si on leur donnait une plus grande liberté juridique.
Il y a celles qui trouvent que les choses ne vont pas tellement bien, mais à qui on a présenté
une image si ridicule et déformée des pauvres féministes de la première heure, qu'elles ont
peur de perdre leur féminité en exigeant ce qui leur est dû. Il y a celles qui sont prêtes
à admettre que tout va mal, mais qui se complaisent dans ce rôle de victimes où elles ont vu
leurs mères et leurs grands-mères se complaire avant elles. Et il y a celles, plus subtiles,
qui parviennent assez étrangement à se faire croire que tout va bien parce qu'elles se sentent
elles-mêmes sur un pied d'égalité avec les hommes. Ces dernières se recrutent particulièrement
dans les milieux bourgeois, privilégiées par naissance. On les trouve aussi dans les milieux
intellectuels ou artistiques. La lutte des femmes ce n'est pas leur affaire. Que les autres
femmes fassent comme elles et forcent par leur talent l'admiration des hommes! Comme s'il
s'agissait de cela!
Ces différentes attitudes ont ceci en commun qu'elles dispensent d'agir. Il ne faut pas les analyser
longtemps pour voir qu'elles reposent toutes sur un leurre, sur un refus de voir et d'accepter
la réalité. Nier l'humiliation pour ne pas avoir à la combattre, telle a été pendant longtemps
la réaction des Canadiens-français devant l'arrogance anglo-saxonne. On a pu voir ce que cela a donné!
Comme on peut voir les énormes progrès qui ont été réalisés depuis le jour où l'on a enfin décidé
de regarder la vérité en face. Quoi de plus absurde que de se cacher qu'on est atteint d'un cancer,
quand tout le monde sait qu'un cancer, non seulement cela se soigne, mais qu'en plus, cela peut
se guérir!
Ouvrons nos beaux grands yeux et regardons les choses telles qu'elles sont. Nous vivons dans un
monde d'hommes et, sauf exception, nous sommes traitées par eux comme quantité négligeable.
Toutes, nous sommes atteintes par l'injustice qui fait des femmes des citoyens de deuxième zone.
Le nier, c'est mentir. Se mentir. Qu'on le veuille ou non, chacune de nous en particulier est
atteinte chaque fois que les droits d'une femme sont lésés, que ce soit au niveau juridique
ou au niveau des organisations privées. Chaque fois que dans le domaine du travail on donne
de l'avancement à un homme plutôt qu'à une femme, sous le seul prétexte qu'il est un homme,
je me sens diminuée. Chaque fois qu'une femme est payée moins cher qu'un homme pour un travail égal,
je me sens bafouée. Chaque fois qu'une nouvelle loi conteste l'égalité juridique de la femme mariée,
je suis humiliée. Vous êtes humiliée. Nous sommes toutes humiliées! Humiliées dans notre
dignité humaine, ce seul bien que tous les êtres possèdent à la fois individuellement et
en commun, ce seul bien pour lequel il vaut à la fois la peine de vivre et de mourir.
Evidemment, il n'est pas demandé à toutes les femmes de prendre la parole sur la place publique,
d'organiser des assemblées, d'écrire dans les journaux ou de se présenter devant le gouvernement;
pas plus qu'il n'est demandé à tous les hommes de faire de la politique. Laissons cela à celles
qui ont le tempérament et les dons nécessaires pour nous représenter efficacement. Mais ayons
au moins assez de lucidité pour reconnaître la nécessité et la justice de cette lutte, et
aidons-la au besoin par notre présence, ou par notre signature au bas d'une pétition. Aidons-la
mieux encore, personnellement, par notre attitude positive, jour après jour, chaque fois que
l'occasion se présente à la maison, au travail, dans les réunions, bref partout et chaque fois
que c'est possible.
Songez qu'il aurait suffi que toutes les mères de la génération précédente élèvent leur fils dans
le respect de leur soeur, et avec l'idée bien établie que les garçons n'ont droit à rien de plus
que les filles, pour que nos hommes d'Etat actuels reconnaissent aujourd'hui nos droits. Il n'en
aurait pas fallu davantage pour que le Bill 16 prenne un tout autre aspect! Etre consciente de
ce que nous sommes, de notre importance dans le monde, de notre valeur propre, de notre rôle
indispensable dans la vie, de ce que nous apportons aux hommes, être consciente aussi de ce qui
nous est dû, de ce qui peut nous améliorer sur tous les plans, et faire en sorte que cela soit
reconnu et respecté par tous les hommes de notre entourage, maris, pères, amants, frères, fils,
amis, camarades, etc., voilà encore la meilleure façon pour celles qui n'ont aucune aptitude
pour l'action sociale, de lutter pour la revalorisation de la femme.
Et d'abord et avant tout, soyons fières d'être des femmes. Dieu sait que notre rôle est suffisamment
difficile à tenir pour que nous ayons raison de nous en glorifier!
[Source : Programme du colloque sur le 25e anniversaire du droit de vote, Archives Thérèse Casgrain.]
Page reliée : Simonne Monet-Chartrand : Pour les droits des femmes, Archives de Radio-Canada.ca, 8 mars 1992