La Fédération des femmes du Québec a rapidement
obtenu une crédibilité certaine auprès des diverses
instances du pouvoir, notamment par son travail dans les commissions parlementaires. Par ailleurs,
la présence au Québec, à partir de 1969, de nouveaux groupes qui se présentent comme féministes
et radicaux et rejettent ouvertement les stratégies et certaines positions de la Fédération lui
permet pendant une décennie de se démarquer par son réformisme de bon aloi. Mais à la fin des
années 1970, la FFQ endosse plusieurs revendications portées sur la place publique par les
féministes radicales, telles que l'avortement, la pornographie, la violence contre les femmes.
Il est devenu plus facile de se proclamer féministe. C'est la position que défend en 1985
Ginette Busque, la nouvelle présidente de la FFQ, interrogée par Janou Gagnon, après un
colloque marquant le vingtième anniversaire de la FFQ.
Janou Gagnon : Après quelques semaines de recul, quelles sont vos réflexions face à tout ce qui
s'est passé et tout ce qui s'est dit pendant le colloque?
Ginette Busque : Je ressens aujourd'hui le même enthousiasme que celui dont j'ai fait part à toutes
les participantes, à la fin du colloque. Les femmes de la Fédération avaient besoin de replonger
dans des discussions à un niveau idéologique. Et mon enthousiasme me vient aussi d'avoir pu
constater que, pendant la période où la Fédération a dû se pencher sur sa restructuration
et où les dossiers ont été discutés en comités, un cheminement très intéressant s'était fait
chez les femmes membres de la Fédération. Celles présentes au colloque étaient toutes des militantes,
engagées et décidées à l'affirmer.
J. G. Marquer 20 années d'action, était-ce pour vous très important?
G. B. Il était en effet très important pour nous de pouvoir mesurer, 20 ans après, la place de
la Fédération dans le mouvement des femmes... et peut-être d'autant plus dans la conjoncture actuelle.
Je veux dire par là que, dans une période où semble s'installer un courant très fort qui va à
l'encontre de ce que prônent les groupes de femmes depuis si longtemps, il fallait, face à la
nécessité de continuer, faire cette prise de conscience collective. Nous devions définir ensemble
dans quelle direction le faire.
J. G. Ce courant contre les femmes se manifeste aussi dans les journaux.
G. B. Et la position adoptée par le Devoir,
pendant la semaine qui a précédé notre colloque en
publiant à la une des articles sur les mouvements Pro-Vie et R.E.A.L. Women
et en ne couvrant que peu notre 20e anniversaire, a été reçue comme un choc. Il était essentiel qu'on en parle
entre nous car la Fédération reste en alerte face à cette nouvelle idéologie radicale de droite.
J. G. Le mouvement féministe est-il menacé?
G. B. La remise en cause de la société et les revendications qui ont été faites par les femmes
depuis de nombreuses années restent aujourd'hui une cause bien actuelle et des revendications réalistes.
Pourtant ce courant de contestation des femmes de droite, dont nous venons de parler, veut faire
croire que l'idéologie féministe est une idéologie utopique. C'est un peu comme si, actuellement,
on était en train de dire aux femmes de ne pas aller trop loin dans cette utopie.
J. G. Comment expliquez-vous ce phénomène?
G. B. Tant que les femmes ont été à l'étape de demander une égalité sur papier, la démarche, bien
que lente, fut relativement facile. Mais, maintenant qu'il est reconnu juridiquement que les femmes
sont des citoyennes égales et qu'on l'affirme publiquement, ce discours ne suffit pas et nous
continuons à poursuivre nos objectifs pour que l'égalité soit reconnue dans les faits; car un
discours non incarné ne signifie rien. Et c'est là que les femmes deviennent vraiment dérangeantes
pour certains dirigeants. Davantage encore que des lois, nous demandons des politiques, des mesures
et nous voulons aussi que les actes correspondent à cette pensée. C'est d'ailleurs le seul moyen
que nous ayons de mesurer s'il y avait une réelle volonté politique au moment où des lois ont été
adoptées. Les femmes ont toujours proposé plus que des réajustements mineurs dans la société :
les changements sociaux et idéologiques réclamés par les femmes sont majeurs et ils remettent
profondément en cause la place des femmes dans notre société et, forcément, la relation homme/femme.
J. G. Est-ce que de nouvelles avenues de travail ont été dégagées, pour la Fédération, à la suite
du colloque?
G. B. Je ne parlerais pas en termes de nouvelles avenues. Mais ce que je retiens, c'est cette volonté,
clairement exprimée par les membres de la FFQ, d'être présentes dans des dossiers où la Fédération
s'est moins impliquée ces dernières années. Je prends pour exemple le dossier de l'avortement où
la Fédération, il y a 10 ans, avait pris une position respectueuse des femmes qui endossaient le
libre-choix. C'était probablement le plus loin où il était alors possible d'aller à l'époque.
Aujourd'hui, il est indispensable que la Fédération soit à nouveau plus présente et peut-être
même qu'elle exerce dans ce dossier un certain leadership. Nous savons qu'il y a des groupes
de femmes, spécialisés dans le dossier, qui vont intervenir à d'autres niveaux. Mais je crois
que la Fédération va devoir reprendre son rôle en tant que groupe de pression dans une intervention
politique. Comme on le mentionnait plus tôt, il existe, à travers le Canada, des mouvements qui
semblent très puissants et qui tentent de défaire ce qui a été gagné par les femmes. Nous
allons demander davantage, exiger que les femmes aient le droit d'exprimer leurs besoins
et suggérer au gouvernement l'orientation des recherches scientifiques en rapport avec ce
qui affecte la reproduction humaine. Il en est de même pour le dossier paix dans lequel
la Fédération a été impliquée à sa fondation,
mais que nous avions perdu de vue. Là encore, il est important qu'un groupe de pression tel que
le nôtre s'inscrive dans ce mouvement de paix, avec une idéologie féministe, pour tenter de diffuser
notre philosophie du respect de la vie.
J. G. Quelles relations la FFQ entretient-elle avec les autres groupes de femmes?
G. B. En acceptant la présidence de la Fédération, je me suis donné pour mandat d'accentuer les
relations entre la Fédération et les autres groupes de femmes. Je suis entrée en poste en novembre
dernier, tout juste un mois avant les élections provinciales. Très rapidement, ce mandat est devenu
réalité pressante et j'ai ressenti alors le besoin de continuer à situer le mouvement des femmes
face au nouveau gouvernement; d'ailleurs, ce besoin est aujourd'hui encore aussi urgent. Il nous
faut, nous les groupes de femmes, bien connaître les balises du mouvement féministe, identifier
chaque groupe à l'intérieur de sa propre action et évaluer ainsi l'ampleur et la force du mouvement
féministe. [...]
La Fédération est bien sûr membre du Comité canadien
d'action [sur le statut de la femme]. Mais elle se questionne toujours sur son rôle au sein
de ce Comité, en tant que fédération québécoise. D'ailleurs cette année, au Québec, se sont tenues
des réunions de discussion, c'est-à-dire de groupes francophones et de groupes anglophones. Nous
nous sommes ensuite toutes regroupées... car il est clair que nous, du Québec, ne sommes pas très
représentées au sein de cette coalition et peut-être encore moins en tant que francophones. Cependant,
j'appliquerai ici ce que je disais auparavant au sujet de la Fédération et des autres groupes de
femmes à travers le Québec : je pense qu'il est important que la Fédération soit membre du Comité
canadien d'action, pour lui donner, auprès du gouvernement fédéral, cette même force de frappe
que celle que nous voulons avoir auprès du gouvernement provincial.
J. G. J'aimerais que vous me parliez un peu de Décisions 85 et particulièrement des effets de
son annulation sur le désir manifesté par les femmes de se regrouper.
G. B. Notre projet collectif de réunir des groupes de femmes existait avant même que Madame
Monique Gagnon-Tremblay, ministre déléguée à la Condition féminine, n'annonce publiquement
l'annulation du 2e volet de la conférence socio-économique Décisions 85, qui devait avoir
lieu en mars dernier. Cette nouvelle nous est arrivée lors de la première rencontre du
regroupement que nous avions appelé informellement "le groupe des 13", c'est-à-dire le
rassemblement de 13 groupes de femmes importants au Québec. Ce refus de poursuivre Décisions 85 a
donc été notre premier dossier de travail collectif. Comme je vous le disais, à la suite des
élections provinciales qui mirent au pouvoir un nouveau gouvernement, il était urgent pour nous
de réunir nos énergies afin de ne pas perdre les acquis précieux réalisés par les femmes pendant
les 9 dernières années. Il était tout aussi essentiel d'en faire part au nouveau gouvernement
libéral qui n'avait peut-être suivi que de loin tous les dossiers sur lesquels les femmes
avaient travaillé avec le gouvernement péquiste, depuis 1976. D'autres
raisons avaient également compté dans notre projet de rassemblement : faire voir au nouveau gouvernement
que les groupes de femmes avaient des mécanismes qui leur permettaient de se parler et de se concerter
rapidement, contre l'idée d'essoufflement du mouvement féministe, bien faire ressortir le raffinement
du discours féministe et de sa prise en charge des dossiers.
J. G. À quoi est destinée votre campagne de levée de fonds et comment se déroule-t-elle jusqu'à maintenant?
G. B. Nous visons, dans le cadre de cette campagne, des projets bien précis et l'argent qu'on en
retire est placé en fiducie et ne peut en aucun cas être appliqué au fonctionnement de la Fédération.
La Fiducie FFQ existe à des fins éducatives et sert à mettre sur pied et/ou à promouvoir des programmes
et des projets destinés aux femmes : projet d'un programme de bourses, pour les femmes de 30 ans et
plus qui font un retour aux études, les aidant à aller chercher une formation dans des domaines où
elles sont actuellement peu présentes, comme les sciences, l'administration, etc.; diffusion d'un
outil déjà mis en place par la FFQ, "équiper pour agir", qui est un programme de formation à la vie
politique; développement de l'ensemble de notre réseau de communication.
J. G. Ai-je raison de trouver que la Fédération s'affiche aujourd'hui ouvertement comme
regroupement féministe?
G. B. Depuis quelques années et à travers l'analyse des dossiers que la Fédération présente
au gouvernement, on peut voir que les positions prises à la Fédération sont explicitement féministes.
Pourtant, tout en tenant un discours féministe, la Fédération avait peut-être peur, auparavant,
de l'étiquette. Lors de notre restructuration, nous avons été amenées à prendre nous-mêmes une
position claire, face à notre discours et face à notre manière de nous impliquer dans nos dossiers :
donc, à nous camper très franchement et publiquement comme groupe féministe et surtout pas comme
groupe féminin, étiquette qui me dérange vraiment beaucoup.
Personnellement, en tant que présidente de la Fédération, j'essaie d'entretenir avec la presse
écrite et électronique une discussion sur les dossiers de la condition féminine... non pas pour
être en réaction, mais bien pour alimenter ce discours, pour apporter une autre couleur, pour
reparler des concepts de liberté, de sécurité, de paix et de la position des femmes face à
ces concepts. Pour moi, être militante reste associé à une action : je veux dire par là ne pas
se dire féministe uniquement parce qu'on partage ou qu'on endosse l'idéologie féministe,
mais parce qu'on contribue à sa promotion dans une action susceptible de la nourrir. C'est
ce que fait la FFQ et peut-être en effet de mieux en mieux.
J. G. Voulez-vous nous parler de projets sur lesquels travaille actuellement la FFQ?
G. B. Nous devrions, à l'automne, être en mesure de sortir notre "Trousse sur la pornographie".
C'est un très gros dossier pour la Fédération dans lequel nous n'avons peut-être pas été très actives
cette année. Mais c'est aussi un dossier délicat pour lequel on veut bien faire les choses... délicat,
car il faut s'y situer comme féministes, voir la pornographie comme une industrie de dévalorisation
et d'infériorisation des femmes tout en se plaçant par rapport au contrôle de cette industrie,
sans risquer des répercussions négatives pour les femmes. Il entre bien sûr dans ce dossier toute
la question de la censure et celle de la problématique de l'action réelle que peuvent avoir les
femmes au niveau des idées fondamentales à y véhiculer. Il est entendu que la FFQ s'est souvent
fait taxer d'être pro-censure parce qu'elle avait adopté une position favorable à des contrôles
judiciaires de la pornographie; mais pour nous la censure est une attitude qui empêche un débat
sur les idées sociales et politiques dans notre société... Ce n'est pas ce que nous visons,
bien au contraire. La censure est très souvent présente dans la société, mais on ne la reconnaît
pas toujours. J'aimerais bien que les femmes apprennent à la reconnaître là où elle se trouve.
Nous planifions également un colloque sur l'action politique; nous suivrons les dossiers qui
nous concernent au plan gouvernemental et, comme toujours, nous développerons notre réseau
de solidarité et tâcherons d'être présentes là où nous avons notre place.
[Source : Communiqu'elles, vol. 12, no 4, juillet 1986, p. 12-14.]
Documents reliés :
Réflexion sur le mouvement
féministe actuel : comment la Fédération des Femmes du Québec se situe-t-elle par rapport à Betty Friedan
et Real Women?, Anne-Marie Gingras et Ginette Busque, 1987
La pornographie décodée : information, analyse, pistes d'action,
Ginette Busque, Cécile Coderre, Noëlle-Dominique Willems, FFQ, 1988