Au cours de l'histoire, à chaque fois que la situation des femmes se modifie, le mythe du matriarcat
est évoqué dans l'opinion publique. Le phénomène s'est produit au milieu du XIXe siècle, lorsque
le féminisme est apparu et il refait surface en force au milieu des années 1960 dans toute l'Amérique,
avec la résurgence des mouvements féministes. Ce mythe prend une tonalité particulière au Québec
au moment où le néo-nationalisme veut liquider les relents du nationalisme conservateur, pour
lequel la fécondité des femmes joue un rôle de premier plan. Lucide, Fernande Saint-Martin
dénonce ce mythe récurrent avant même les critiques du féminisme radical.
Au cœur de Noël, de ses traditions, de sa joie particulière se loge la figure douce et généreuse de
la mère. Parce qu'en ce jour elle condense, par ses soins attentifs, son oubli quasi-complet
d'elle-même, tout le bonheur qu'elle veut donner aux siens, Noël devient aussi le symbole de
son rôle dans la famille. Et cette image de la mère se concilie assez mal avec ce mythe que quelques analystes et sociologues
ont voulu nous imposer depuis quelques années. Nous vivons au Québec, nous répète-t-on, sous un
matriarcat à peine déguisé; la mère de famille canadienne-française est un tyran, un être possessif
et dominateur qui étouffe de sa présence omnipotente le développement émotif de ses enfants.
Peut-être cela est-il vrai de quelques-unes de nos mères, comme cela peut se trouver dans bien
d'autres pays du monde. Mais de façon beaucoup plus générale, ce n'est pas là le portrait le
plus authentique de la mère de chez nous. Comme l'ont pourtant bien démontré les études
sociologiques sur la famille menées à l'université de Montréal par M. Philippe Garigue, si
la mère prend de nombreuses décisions dans la vie interne de la famille, le père demeure
toujours la grande figure de l'autorité, celui que l'on craint, avec qui il est presque impossible
de dialoguer et qui conserve, justement à cause de cette distance vis-à-vis des problèmes quotidiens
des enfants, tout le prestige et l'inflexibilité du chef suprême du groupe familial.
Plus que des analyses abstraites et tendancieuses me touchent, sur cette question, des évocations
comme celles qu'offre dans ce numéro la rude franchise du Frère Untel. De sa mère, il rappelle
son amour permanent de la vie, de l'animation, des voyages et du monde, notant que tout cela
lui fut sans cesse refusé. Il se souvient aussi de la profonde inquiétude et de la peur qui
domina toute sa vie. "Elle est inquiète aussi, et toute sa vie elle a eu peur de quelque chose.
Guéhenno parle du regard apeuré de sa mère. Bretagne ou Lac Saint-Jean, même pauvreté, même
soumission et même peur." Paroles bouleversantes qui rejoignent le fond même de l'existence
féminine dans notre milieu.
Car si l'on prétend que le père canadien-français, incapable de se réaliser dans une société aliénée,
a perdu ses qualités les plus viriles, comment peut-on croire que la mère ait pu triompher dans
un pareil état de choses. Elle ne pouvait que sentir, deux fois plus que l'homme, son incapacité
à procurer à ses enfants les biens essentiels à leur développement. Elle essayait d'y pallier
en offrant tout ce qu'elle avait de richesses personnelles, mais ne pouvait que constater que
cela n'était pas suffisant.
Dans toutes ces années terribles de la Crise, la femme n'a pas pu devenir cet être triomphateur,
arrogant, tyrannique, dominateur que l'on voudrait nous suggérer que nos mères furent. Comme le
laissent à penser les confidences du Frère Untel, elle fut beaucoup plus une victime, un être
sacrifié qui ne pouvait même pas protester contre son propre sort parce qu'étaient trop urgents
et tragiques les besoins de ses propres enfants.
Pour juger de l'évolution actuelle de la femme dans notre milieu j'utiliserais, quant à moi,
volontiers la règle du Frère Untel vis-à-vis des pauvres. Dès qu'une orientation nouvelle
se traduit ou pourrait se traduire par une élimination de cette peur, de cette inquiétude
dans le regard de la femme devenue mère, ce projet devrait recevoir notre appui le plus entier.
[Source : Châtelaine, décembre 1964.]