La campagne électorale fédérale de 1965 suscite beaucoup d'intérêt :
à cette occasion où "les trois colombes", Jean Marchand, Gérard Pelletier et Pierre Elliott Trudeau, tentent avec succès leur
entrée sur la scène fédérale, le rôle de soutien des fédérations féminines associées aux partis
libéral et progressiste-conservateur est désormais indispensable. La journaliste Solange Chalvin
remet en question le partage des tâches durant les campagnes électorales, au sein des partis
qui refusent de considérer les priorités des femmes.
Les deux grands partis, libéral et conservateur, comptent plus de 75,000 membres féminins à travers
le pays. Depuis l'annonce des prochaines élections, ces femmes ont repris goût à la vie active.
Elles se réunissent l'après-midi ou le soir, par groupe de dix à vingt, pour préparer les élections.
Elles sont, non pas à la suite vice-royale, mais au fond de leurs salons ou de leurs cuisines.
Elles discutent interminablement.
Certaines d'entre elles font partie de la même association libérale ou conservatrice, de mère en fille.
Qu'y ont-elles appris? Qu'y font-elles? Quelle influence exercent-elles sur l'enjeu politique?
Aux prochaines élections, elles représenteront 50% des votes.
Nous passons le café, nous rédigeons des listes, nous faisons des appels téléphoniques, nous
préparons la campagne électorale de notre candidat. Nous faisons tout ce qui serait trop ennuyeux
pour lui d'accomplir et qui l'empêcherait d'exercer son métier d'homme politique.
Pourquoi travaillez-vous pour les élections? Pour faire élire notre candidat... pour faire élire
un homme. Et surtout n'allez pas croire que nous sommes payées... ici, il n'y a que des bénévoles.
Eh oui, elles sont 75,000 bénévoles à travers le pays qui travaillent pour l'avènement d'une démocratie
dirigée par des hommes pour répondre aux aspirations des hommes. Elles sont 75,000 à travailler dans
l'ombre d'un chef de service, sous l'autorité masculine d'un patron masculin, comme dirait le
sociologue Guy Boucher. Sauf celles qui ont épousé les idées de certains leaders politiques et
s'en font les propagandistes allant même jusqu'à briguer les suffrages et lutter contre un
courant à sens unique, les autres s'adonnent encore à l'art des sandwichs et des petits fours.
La réponse d'une bonne travailleuse d'élection est à peu près la même que celle d'un bon concierge :
"Je nettoie la chambre de monsieur, je change ses draps, je lave son lavabo, afin que celui-ci
puisse mieux se reposer en rentrant...".
Préparer le départ des guerriers, n'est-ce pas un honorable métier de valet? Qu'apprend-on au juste?
A cirer les bottes de monsieur ou à les porter à sa place?
Quand les femmes apprendront-elles à se servir adroitement des armes qu'elles ont entre les mains?
Elles représentent 50% de l'électorat, elles pourraient par leurs revendications faire osciller
la balance selon leur bon vouloir. Elles réclament depuis des années une vaste enquête sur le travail
des femmes au Canada, des allocations familiales décentes, un Ministère de la famille qui prenne
à cœur les conditions sociales de la famille moyenne en plus de s'occuper de venir en aide aux
déshérités, un régime de santé complet (qui n'exclut pas les soins dentaires des six enfants,
les lunettes de Pierrot et l'examen psychologique d'Isabelle) sans compter l'éducation gratuite
à tous les niveaux de tous les enfants, doués, surdoués ou arriérés mentaux, le plein-emploi
pour les travailleurs en chômage qui grèvent le budget familial sans parler des garderies,
de la reconnaissance d'un statut égal entre l'homme et la femme.
Non, décidément, le candidat qui pourra offrir aux femmes une véritable politique centrée sur
le bien-être de la famille n'est pas encore en lice. Alors qu'allons-nous faire dans la galère
de guerriers qui n'ont d'autres soucis que de remporter des victoires éclatantes?
Sans cafés, sans listes, sans téléphonistes bénévoles, sans cocktails et réceptions préparées
gracieusement par ces 75,000 bénévoles, les candidats devraient recourir à la négociation
pure et simple et offrir en échange du vote de la moitié de leurs électeurs un programme
électoral qui réponde tout au moins à certaines de ces aspirations.
[Source : Le Devoir, 1er octobre 1965.]