Nous reproduisons ci-après un article écrit par le
Centro Donne Italiane di Montréal sur les femmes italiennes,
tiré d'un dossier spécial de la revue Des luttes et des rires de femmes sur les
immigrantes. Cet article explique "ces rapports particuliers de pouvoir" que vivent les femmes
immigrantes et la nécessité d'une organisation autonome pour combler leurs besoins spécifiques.
On réclame de la revue "un lieu où les femmes immigrantes puissent continuer à s'exprimer" et
"voir ce qu'il est possible de faire ensemble".
Nous sommes un groupe de femmes d'origine italienne qui essayons de nous soustraire au contrôle
des structures communautaires mises sur pied par des notables. Durant toute notre vie, nous
avons subi le contrôle de l'État par l'intermédiaire d'un père, d'un patron, d'un prêtre,
d'un notable, qui décidaient pour nous, qui contrôlaient notre vie, notre corps, qui niaient
notre autonomie de femmes. Nous avons compris que c'était à nous, comme à notre mère,
qu'il incombait de perpétuer le rôle de l'immigrante en produisant et reproduisant une
main-d'œuvre à bon marché.
Ce destin de femme immigrante commence dans le pays d'origine, où sont créées des zones de
sous-développement qui deviennent des réserves de cheap labor pour le capitalisme international.
La tâche principale des femmes de ces pays, c'est de produire et d'éduquer, dans le cadre de
la structure familiale, la force de travail destinée à l'émigration afin qu'elle soit en mesure
de prendre immédiatement le chemin de l'usine. Nous produisons une richesse qui servira à
accroître le développement des pays déjà développés.
Ce type particulier de production nécessite un contrôle social très fort sur les femmes, un
enfermement de celles-ci dans la structure familiale patriarcale, enfermement justifié par
le mythe de l'honneur et la violence masculine. Cette faiblesse sociale et économique,
cette dépendance par rapport au mari et au père empêchent également toute possibilité
d'immigration autonome des femmes. L'immigration devient paradoxalement un privilège mâle
que la femme doit subir, comme elle doit subir les lois sur l'immigration, tout au moins
en ce qui concerne le Canada qui, sous prétexte de considérations humanitaires et de
"réunification de familles", ne la reconnaissent et ne l'acceptent qu'insérée dans la
structure familiale soit comme épouse, mère ou fille, capable d'être le soutien moral
et économique de l'immigrant et de dispenser gratuitement, par son travail domestique,
tous les services que l'Etat n'offre pas.
Une fois ici, le contrôle social sur les femmes immigrantes devient plus prononcé pour éviter
tout danger d'émancipation et de contact avec une réalité plus permissive. Ce contrôle
passe non seulement par une structure familiale de clan qui isole la femme et lui nie
toute possibilité de socialisation, même avec les autres femmes du voisinage (souvent
la messe est la seule sortie autorisée), mais surtout par l'intermédiaire des structures
sociales et des organismes d'"entraide" des notables. Souvent ceux-ci, grâce aux complicités
fédérales et aux complicités institutionnelles, contrôlent la vie de la communauté italienne
et renforcent l'idéologie réactionnaire et sexiste contre les femmes.
C'est dans le cadre de ces structures que se situe la réalité du travail clandestin et sous-payé.
Travail clandestin, réalisé à domicile, pour un patron qui utilise l'appartenance à une même
communauté ethnique pour accroître ses profits. Pour beaucoup d'hommes immigrants, c'est un point
d'honneur que les femmes ne puissent sortir de la maison, car ainsi ils peuvent apparaître comme
le soutien économique exclusif de la famille et également perpétuer leur contrôle social sur
les femmes. Et même quand elles travaillent à l'usine, les femmes sont sous-payées, rarement
syndiquées, et moins souvent encore actives syndicalement. Et tout cela, en plus des tâches
domestiques dont elles supportent seules la tâche.
Et nous, pour avoir vécu et subi ces rapports particuliers de pouvoir, pour nous soustraire à notre
destin de "nouvelle immigrante", de "nouvelle épouse et mère", de citoyenne de seconde classe,
nous sentons le besoin d'un centre autonome de femmes où nous pourrons confronter nos besoins,
nos angoisses, nos expériences de vie avec d'autres femmes qui vivent les mêmes pressions sociales
et familiales. Pour créer une nouvelle force et une nouvelle solidarité qui nous permettent de
rompre l'isolement et de construire ensemble notre autonomie de femmes. Pour nous donner les
instruments d'une formation et les structures qui puissent nous permettre d'acquérir un plus
grand pouvoir social.
Mais comme nous avons précisément besoin de nous renforcer mutuellement et de nous communiquer l'une à
l'autre la force de continuer notre cheminement, et non seulement de créer un autre centre d'assistance
sociale et de services charitables dans le meilleur esprit catholique, la communication avec les autres
femmes italiennes et même entre nous n'est pas toujours facile. Parce qu'il est difficile d'abattre et
de surmonter les barrières de la méfiance, de la peur et de l'isolement, de comprendre que notre espace
social, nous le défricherons péniblement ensemble, et que personne d'autre ne pourra le faire à notre
place. Nous cherchons à le faire malgré les difficultés; rien ne dit si nous survivrons ou si nous
serons vaincues. Mais, de toute façon, peut-être quelques murs du ghetto seront abattus.
C'est pourquoi nous ressentons comme un besoin immédiat une organisation autonome des femmes immigrantes,
puisque nous vivons des contradictions spécifiques et pour cela nous devrons trouver des lieux
entre nous, des structures de coordination des femmes immigrantes pour parler de notre expérience,
de nos projets. D'autre part, les féministes québécoises doivent également ressentir la nécessité
de franchir les barrières de la méconnaissance, des préjugés et des stéréotypes folkloriques à
l'égard des femmes immigrantes, d'en comprendre les conditions réelles de vie et de travail.
Mais surtout il s'agit pour nous toutes, immigrantes ou non, de saisir les traits communs
d'oppression de toutes les femmes comme femmes. Pour cela, il nous apparaît important :
1. Que Pluri-Elles (Des Luttes et des rires) constitue un lieu où les femmes immigrantes puissent
continuer à s'exprimer.
2. Qu'il y ait une réunion des femmes immigrantes des diverses communautés ethniques pour voir
ce qu'il est possible de faire ensemble.
[Source : Des luttes et des rires de femmes. Bulletin de liaison des groupes autonomes de femmes, vol. 2, no 1, octobre-novembre 1978, p. 33-34.]
REPÈRES :
1902 : Adoption par le gouvernement fédéral du plan Sifton sur l'immigration
1906 : Adoption par le gouvernement fédéral d'un Acte d'Immigration discriminatoire envers "prostituées, retardés mentaux, épileptiques, infirmes, muets, idiots", etc.
1948 : Assouplissement de la politique canadienne d'immigration
1952 : Entrée en vigueur au Canada d'une Loi sur l'immigration discriminatoire à l'égard des Noir-es et des Asiatiques
1962 : Adoption d'une politique canadienne d'immigration basée sur le principe d'admissibilité "universelle"
1969 : Manifestation de la Ligue pour l'intégration scolaire à Saint-Léonard
1976 : Adoption d'une nouvelle loi fédérale sur l'immigration -
Début d'une importante vague d'immigrant-es et de réfugié-es au Québec
1978 : Refonte du règlement d'immigration par le gouvernement fédéral
1982 : Publication de la pièce Addolorata de Marco Micone
Site relié : Centre des femmes italiennes de Laval (fondé en 1994)