Le centerfold érotique de Nicole Morisset était accompagné de deux textes.
L'un, signé du collectif de la revue, justifie la publication d'une telle illustration. On peut y lire :
"C'est ainsi, finalement, que La Vie en rose entame, avec optimisme et crampes d'estomac, une
recherche écrite et dessinée sur l'érotisme des femmes". L'autre, de Nicole Morisset, explique sa
démarche en l'illustrant des diverses esquisses qui ont précédé la version du centerfold publiée.
Ça n'a pas été facile. On ne devient pas une revue cochonne du jour au lendemain. D'ailleurs, beaucoup
de ce que nous annoncions dans notre célèbre "teaser1" - le désir d'outrepasser, de déborder,
d'enjamber les ghettos, d'appeler à l'imaginaire, d'être excessives - sont choses plus faciles
à dire qu'à réaliser, il a bien fallu s'en rendre compte. En ce sens, on peut dire que nous avons
vécu notre premier grand test au sujet de l'érotisme. Nous ne l'avions pas vu venir, celui-là, et
nous nous retrouvions tout à fait démunies devant cette question encore tabou parmi nous. Le cul
nous a fait peur.
La Vie en rose pourrait-elle publier le dessin qu'elle avait commandé de plein gré à une copine
passionnée pour en faire son premier et percutant Centerfold érotique2? Alors que
nous ne nous entendions sur rien. Était-ce érotique ou non? Était-ce finalement pertinent qu'il le soit?
La merveilleuse ambiguïté du dessin l'emportait-elle sur l'image de la contrainte et sur l'inévitable
bataclan du sado-masochisme, avec ses conjurations de femmes passives, soumises, victimes...?
L'intolérable spectre du "ah-ah, vous voyez, vous aimez ça, vous le recréez même parmi vous..."
nous hantait particulièrement, flap-flappant au-dessus de nos têtes. Car ce dessin choquant,
troublant - il y avait au moins unanimité là-dessus - une fois publié, affiché, serait la vitrine
de La Vie en rose, qu'il faudrait endosser, expliquer, replacer dans un contexte inconnu du lecteur
et lectrice innocent/e/s. De plus ce fameux dessin, au cœur de nos maigres 24 pages, ferait
probablement exploser tout le reste du contenu en autant de petites miettes insignifiantes.
Nous nous arrachions les cheveux, partagées entre la liberté d'expression et la provocation
(auxquelles nous prétendions tellement) d'une part et, d'autre part, la responsabilité collective
et la mise au clair.
C'est avec un mélange de trépidation et de soulagement que nous présentons ENFIN le Centerfold
érotique de Nicole Morisset. Il est lui-même l'aboutissement d'une démarche qui n'a pas été sans
vacillations et métamorphoses comme vous pouvez le constater. C'est ainsi, finalement, que La Vie
en rose entame, avec optimisme et crampes d'estomac, une recherche écrite et dessinée sur l'érotisme
des femmes. Le défi vous est lancé. Il y a des tas de fantasmes, de clichés, de mythes qui nous
attendent. Nous ne voulons surtout rien cacher et puis nous exploserons bien, s'il le faut.
Esquisse 1
1re Étape (Esquisse que personne n'a vue)
Après avoir trouvé le geste-thème (abandon), je cherchai du côté des situations peu communes,
histoire de surprendre un peu. À mon avis, l'état de surprise a toujours quelque chose d'excitant.
Même si le contact représenté ici est plutôt conventionnel (hétérosexuel), la différence d'âge
entre les personnages peut toutefois éveiller l'imagination. Sans doute les ai-je placés sur un
petit bureau bien droit pour suggérer qu'en amour, l'inconfort peut avoir des propriétés stimulantes.
Quant à la flûte de champagne renversée, elle laisse supposer qu'ils sont tombés (comme on tombe
en famille) dans un excès de griserie.
Esquisse 2
2e Étape (Esquisse montrée officieusement à quelques membres de l'équipe)
De la griserie à la volupté il n'y a qu'un pas... j'ai pensé qu'en les installant plus confortablement,
ils auraient l'air de se "consacrer" davantage à la douceur de vivre et moins de satisfaire
une cupidité à la sauvette.
Esquisse 3
3e Étape (Esquisse présentée officiellement au comité de lecture)
Comme on me reprochait les ficelles, à cause des relations de pouvoir homme-femme, j'ai cru égaliser
les forces en remplaçant le vieux monsieur par une dame bien. Mais la teinte sado-masochiste
continuait d'obscurcir la vérité que j'essayais de traduire par cette image. Pour moi, il
s'agit d'une entente basée sur le désir de vivre des émotions extrêmes. Comme on peut célébrer
l'été en se laissant pénétrer ("prendre") totalement par les rayons du soleil, l'une a choisi
une position dans laquelle elle ne peut rien faire, autre que de jouir des caresses de sa complice
qui, en retour, accepte de ne rien faire, autre que d'irradier. Moi je sais que demain, parmi
mille inventions, elles inverseront les rôles. Les masques, qui leur permettent d'oublier qui
elles sont, la pêche, qui comble un désir d'être remplie jusqu'au bord et peut-être aussi celui
d'éviter toute parole inutile, enfin les fameuses cordes, preuve d'une inertie complète, sont
autant d'artifices qui éclairent le sens du grand jeu qu'elles proposent : aimer et être aimée
à la limite du possible.
4e Étape (le Centerfold, présenté comme dessin final, à prendre ou à laisser).
Pendant que l'équipe discutait, j'évoluais de mon côté, de sorte que le temps nous manquant, ce
dessin ne fut jamais officiellement soumis à l'œil vigilant de l'équipe éditoriale.
Les cordes étaient tellement chargées d'émotivité que je les ai converties en ce bout de corps,
tout aussi condamné à l'inertie, qui ne sacrifie donc rien d'essentiel au scénario. À la résistance
irrationnelle j'ai répondu par le fantastique, et si l'image y a perdu en provocation elle y a
gagné en dérision. Laisser perplexe, n'est-ce pas le singulier mérite de tout ce qui finit en
queue de poisson?...
Nicole Morisset
[Source : La Vie en rose, no 2, juin-août 1980, p. 12-13.]
1. Voir le Temps Fou, numéro 8.
2. La parution de ce dessin était prévue initialement pour notre premier numéro : mars 80. À noter que
l'esquisse qu'elle nous avait alors soumise et qui déclencha des discussions enflammées est la 3e.
La Vie en rose :
25ème anniversaire : Galeries et forums - 25 ans après : les filles de La vie en rose ont (un peu) les bleus
Transformation extrême, Sylvie Dupont pour les filles de la Vie en rose, 2005
La vie des femmes n'est pas un principe. Des groupes de femmes répliquent à l'épiscopat, 1981 : inclut l'inséré de lancement de La Vie en rose publié dans le Temps Fou en mars 1980
Aimons-nous les hommes?, La Vie en rose, 1982
Le pape ne plaît pas à toutes les femmes, Archives de Radio-Canada.ca, 1984
Les chroniques délinquantes de La Vie en Rose, Hélène Pedneault
La presse au féminin : liberté, égalité, parité, Nathalie Nadeau, 1999