À Montréal, la première tentative d'organisation des prostituées remonte
à l'été 1985 (Fraser 1986), plus précisément "dans les mois qui
suivirent l'adoption de la loi C-49 sur la sollicitation"
(Thiboutot 1994 : 14). Il s'agit de l'Alliance pour la sécurité des prostituées,
un réseau pancanadien présent dans plusieurs villes. Nous reproduisons ci-après
une lettre ouverte de ce regroupement à la revue Communiqu'elles en mai 1986. Elle
décrit les objectifs de l'Alliance, ainsi que le nouveau contexte créé par
la criminalisation de la sollicitation inscrite dans la loi C-49 mise en application en janvier
1986. L'Alliance réclame la décriminalisation totale de la prostitution et fait
appel aux autres groupes du mouvement des femmes "intéressés à travailler [...]
à une compréhension de ces mythes" entourant la prostitution et les femmes
qui y travaillent. Selon l'Alliance pour la sécurité des prostituées :
"La prostitution constitue, à bien des égards, une métaphore de la situation
de toutes les femmes dans une société dominée et contrôlée par
la classe sexuelle des hommes. Il n'est souvent pas faux de dire qu'il n'y a qu'un chèque
ou que le salaire d'un homme qui nous sépare de la contrainte de nous prostituer."
L'Alliance se dissoudra peu après. En 1992 sera créée
l'Association
québécoise des travailleuses et travailleurs du sexe puis, en 1995,
Stella,
qui s'adressera à l'ensemble des femmes travaillant dans l'industrie du sexe.
L'Alliance pour la sécurité des prostituées (ASP) est un réseau de
lutte et de soutien composé uniquement de femmes : quelques-unes qui ont travaillé
ou qui travaillent toujours comme prostituées, et d'autres qui ont un vécu leur
permettant de se sentir près du milieu.
C'est à Vancouver, en 1982, que le premier groupe de l'Alliance s'est formé.
Au début de cette année-là, après une conférence sur la
prostitution organisée par CROWE1, quelques femmes avaient alors senti
l'urgence de se regrouper pour apporter un soutien aux prostituées. À cause
des attitudes de classe moyenne de certaines femmes blanches et de ce premier groupe, deux
d'entre elles se sont retirées et ont ensuite formé l'Alliance pour la
sécurité des prostituées. Avec leur aide et leur soutien, d'autres
groupes se sont formés dans plusieurs villes pour finalement donner naissance à
un réseau.
À Montréal, c'est au début de l'été 85 que nous avons
commencé à contacter les femmes qui travaillent dans la rue, tout en distribuant
de l'information sur l'Alliance et la situation des autres femmes de l'ouest du Canada pour avoir
la possibilité de nous organiser de façon semblable. Les réponses reçues
nous ont amenées à prendre contact avec des gens impliqués dans le quartier
et à avoir accès à un local pour y tenir, chaque semaine, des rencontres
informelles "pause café". Depuis, plusieurs de ces rencontres ont eu lieu, quelquefois
seules entre nous, quelquefois avec une avocate répondant à nos questions
légales et discutant de l'interprétation de la loi C-49.
Le but général de l'Alliance est de former une société où aucune
femme n'est contrainte à se prostituer. La prostitution n'est certainement pas un choix fait
librement; elle nous est imposée. Même si on peut invoquer les diverses raisons qui
nous y poussent, il reste que chacune de ces raisons est reliée à la situation
économique et à la position sociale des femmes. Les femmes y seront
piégées aussi longtemps que la société ne nous fournira pas
d'alternatives de vie décentes et que les rapports de domination des hommes sur les femmes
n'auront pas été radicalement transformés.
ASP-Montréal oriente ses énergies dans plusieurs voies intimement liées
et prioritairement vers un travail de soutien et de lutte organisé avec les femmes
qui travaillent comme prostituées. Nous encourageons et participons de plus aux efforts
fournis face à plusieurs questions concernant directement les femmes et, particulièrement,
les femmes et la pauvreté; nous encourageons parallèlement la création
d'alternatives adéquates, ainsi que l'information touchant aux mythes entourant la
prostitution et celle visant la différence entre la criminalisation et la légalisation.
Afin de favoriser une plus grande sécurité dans les rues, nous récoltons et
distribuons régulièrement des listes et descriptions de "mauvais clients". En
étant attentives, nous pouvons, par cet effort collectif, diminuer les possibilités
de violence venant de ces hommes.
Nous revendiquons la décriminalisation de la prostitution, c'est-à-dire
le retrait du Code criminel de toute loi y étant reliée. Nous sommes contre toute sanction
criminelle, ainsi que contre l'établissement de "Red Light Districts" ou de toute autre
forme de législation.
Toutefois, la décriminalisation en elle-même n'est pas une réponse aux questions
économiques et sociales qui soutiennent la prostitution. Et c'est pourquoi nous insistons
sur le fait qu'elle doit être associée à des programmes et services sociaux
adéquats visant à éliminer tout concours de circonstances menant à
ce métier; de même, nous croyons à une remise en question des relations
de pouvoir actuelles.
Il est très important de faire une distinction entre la décriminalisation,
qui permettrait aux femmes, à court terme, de travailler dans des lieux plus
sécuritaires et d'avoir un peu plus de contrôle sur leur vie (heures et
conditions de travail), et la légalisation, qui amènerait les femmes
à travailler dans de véritables conditions d'esclavage.
Toute intervention législative sur la prostitution, que ce soit en criminalisant ou en
légalisant, a des répercussions néfastes sur la vie de toutes les femmes.
Au Nevada, par exemple,
depuis que la prostitution y est légalisée, certaines femmes
se sont vu dénier le droit à l'aide sociale sous prétexte qu'elles refusaient
un emploi disponible dans un bordel. Et on peut se rappeler aussi l'existence des "Eros Centers"
où, entre autres, les femmes sont exposées, dans la vitrine, comme des morceaux
de chair commerciale, y perdant tout droit au respect le plus élémentaire.
La légalisation impose le contrôle des policiers et du gouvernement sur les femmes,
alors que la décriminalisation permet aux femmes de travailler plus librement, et même
de pouvoir quitter plus facilement le milieu.
Beaucoup s'inquiètent à l'idée que les prostituées puissent travailler
sans aucun contrôle, soulevant les questions de bruit et de nuisance publique. Il existe
déjà suffisamment de règlements municipaux et de lois pour contrôler
des problèmes tels le bruit excessif, la coercition, etc.
La prostitution n'est pas illégale au Canada, on dit plutôt qu'elle est
tolérée mais, en contre-partie, on criminalise la sollicitation qui se trouve
être simplement le fait d'un échange verbal.
Depuis quelque temps, il suffit d'un geste pour être accusé sous l'article 195.1
du Code criminel. En effet, la loi C-49, adoptée le 20 décembre 85 et mise
en application à Montréal le 10 janvier 86, vient amender l'article 195.1
qui considère maintenant "offense criminelle" le fait "d'arrêter ou de tenter
d'arrêter une personne ou, de quelque manière que ce soit, de communiquer avec
elle dans le but de se livrer à la prostitution ou de retenir les services d'une
personne qui s'y livre" (résumé).
Cette loi est orientée contre la prostitution de rue. On ne peut affirmer différemment
que c'est là une position hypocrite de notre système légal, puisqu'on n'y
tolère que ce qui n'est pas à la vue et au su de toutes et de tous. Il est aussi
aberrant d'entendre dire que par cette loi, on veut éliminer ou du moins réduire
la prostitution de rue (environ 15% de toute la prostitution) alors que les "punitions" qui y
sont liées n'aident surtout pas les femmes à s'en sortir. On punit les moins
favorisées des prostituées, tout en limitant leurs efforts pour changer leur
situation. Ils misent sur la dissuasion et renforcent les "pénalités". Mais,
pour beaucoup, le "choix" de devoir se prostituer, ou d'avoir la possibilité de quitter,
se fait en dehors de toute considération de la peur d'avoir à faire face au
système judiciaire, aux amendes et même à la possibilité d'emprisonnement.
Ces amendements enfoncent davantage les femmes dans une situation économique sans
cesse plus précaire, rendant, pour beaucoup d'entre nous, presque impossible l'abandon
de la prostitution au moment voulu. L'augmentation des amendes, qui peuvent aller maintenant
jusqu'à $2,000, n'offre à beaucoup de femmes souvent pas d'autre choix
que de retourner travailler dans la rue pour pouvoir les payer. Sans compter qu'une peine
de prison, qui peut maintenant aller jusqu'à six mois, et le dossier criminel
"étiquettent" pour longtemps et rendent l'obtention d'un emploi "régulier"
encore plus difficile.
Voilà qui, en plus de forcer les prostituées à travailler dans la
clandestinité, les exposent à encore plus de violence. Davantage de femmes auront
à travailler avec un pimp afin de tenter de s'assurer d'un peu plus de sécurité
face aux clients.
Pour investir des sommes énormes pour une répression inutile et cruelle, aux
dépens de la création de véritables alternatives et de programmes sociaux
adéquats, et pénaliser directement des femmes qui, pour beaucoup, ne font que
gagner leur vie, il faut ignorer volontairement les véritables racines qui amènent
les femmes à la prostitution.
On ne peut passer sous silence que cette loi se prétend d'une soi-disant non-discrimination
en permettant d'appréhender aussi les clients. Il faut se rappeler que la tactique
d'arrestation est habituellement celle d'un policier en civil se faisant passer pour un client,
et qu'il y a très peu de femmes en service pour se prêter à cette comédie.
Si on a lu les journaux dernièrement, on s'aperçoit rapidement que très peu
d'hommes ont été arrêtés comparativement au nombre de femmes, et qu'en plus,
ils sont souvent relâchés sans condition ou ne reçoivent qu'une petite amende,
parfois avec des justifications ridicules, alors que les femmes reçoivent des sentences
beaucoup plus sévères.
La prostitution n'est pas une question appelant à des solutions légales pénalisant
les femmes qui y travaillent, mais plutôt à de véritables solutions sociales,
de façon à ce que les femmes puissent survivre sans devoir offrir des services sexuels
aux hommes en échange d'argent et en faisant en sorte d'éliminer toutes les circonstances
menant à la prostitution.
Une de nos grandes préoccupations immédiates est, bien sûr, cette loi. Nous
espérons qu'elle sera retirée du Code criminel. Plusieurs démarches sont
entreprises en ce sens à travers le Canada et par plusieurs groupes. Entre autres,
des manifestations et des actions dénonçant cette loi réunissant en
solidarité des prostituées et des femmes "straights" ont déjà eu lieu.
Une pétition pouvant être d'un grand appui aux femmes qui entreprennent de contester
cette loi en cour circule présentement. Informez-vous.
Nous attachons aussi beaucoup d'importance à mettre sur pied une liste de groupes-ressources
"solidaires" auxquels pourraient se référer les femmes qui le désirent. Les
attitudes sociales envers la prostitution et les femmes qui y travaillent sont telles qu'elles
rendent souvent nos recherches de services très difficiles. Lorsque nous nous
référons à un service, c'est par besoin d'aide, et pourtant, on y est
souvent ostracisée et insultée.
Afin qu'il soit plus facile d'entrer en contact avec nous, et surtout pour que les femmes qui
travaillent dans le milieu puissent nous rejoindre en tout temps, nous espérons avoir
bientôt un téléphone et si possible un répondeur automatique.
Ce n'est maintenant qu'une question de fonds. Tout don est donc grandement apprécié.
Vous pouvez contribuer aussi en commandant le petit livret que nous distribuons,
"Vers une meilleure compréhension de la prostitution" (1,50$). Ce livret a d'abord
été écrit par des femmes de Calgary et a ensuite été traduit
et adapté avec les femmes de Montréal.
Lorsqu'il est question de prostitution, nous reléguons souvent les prostituées
à une sous-classe, où elles sont perçues comme des victimes-sans-défense
ou encore comme des "collaboratrices" de l'ordre patriarcal. Nous devons discuter et exposer
les mythes entourant la prostitution et les femmes qui y travaillent. Ces mythes soutiennent
la division entre les "bonnes" et les "mauvaises" femmes, entre celles qui sont de "bonne vie"
et celles qui sont de "mauvaise vie". C'est pourquoi nous sommes disposées à
rencontrer, sous forme d'ateliers, les groupes intéressés à travailler
ensemble à une compréhension de ces mythes et de ces attitudes sociales.
La prostitution constitue, à bien des égards, une métaphore de la
situation de toutes les femmes dans une société dominée et
contrôlée par la classe sexuelle des hommes. Il n'est souvent pas faux de dire
qu'il n'y a qu'un chèque ou que le salaire d'un homme qui nous sépare de la contrainte
de nous prostituer.
[Source : Communiqu'elles, vol. 12, no 3, mai 1986, p. 8-11.]
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