Je fais au moins une colère par jour, surtout quand j'écoute les nouvelles
ou lis les journaux. J'aime la colère. Elle me garde en vie aussi sûrement
que l'air, l'eau, l'amour et la littérature.
Il y a des femmes sur terre depuis la création du monde, elles sont l'un
des deux sexes fondateurs de notre espèce, les hommes ont 50% de sang de
femme qui coule dans leurs veines; et pourtant, nous pouvons facilement
voir sans sourciller tout un bulletin de nouvelles sans qu'y apparaisse un
seul visage de femme. Ce sont encore des hommes qui tiennent les caméras,
choisissent les plans et ce qu'on nous donne à voir.
Dans les images de guerre que nous voyons tous les jours comme si c'était
normal, nous voyons des hommes fiers avec leurs fusils, des guerriers; et,
en parallèle, dans la même guerre, des femmes et des enfants qui pleurent
(hormis Madeleine Albright,
la femme-alibi de l'époque). C'est ça qu'on
voit à la télévision : des hommes qui pérorent, font des réunions du G-7 ou
autres tractations bancaires, contrôlent, paradent, décident et tuent; et
des masses de femmes et d'enfants qui pleurent pour assurer le quota
télévisuel de human interest. Les faiseurs de télévision sont comme des
doigts sans talent acharnés sur un clitoris pour faire jouir la fibre
sensible et la cote d'écoute. Rien de plus.
Lundi soir dernier, 21 h : Omertà, une émission où les rares femmes jouent
des poupounes silencieuses. Au mieux, elles font de la figuration
intelligente (une amante et une mama éplorées). Évidemment, c'est "normal",
il s'agit de la mafia italienne. Mafiosi ou justiciers, il n'y a que du
gars à l'horizon.
22 h : je passe au Téléjournal qui ouvre depuis quelques jours (ce qui est
déjà un scandale en soi) avec la fameuse "date butoir" des Expos et les
airs tragiques des gars du conseil d'administration, quasiment au bord des
larmes. La quantité de journalistes qu'ils attirent à leurs conférences de
presse est impressionnante, à rendre jaloux tous les citoyens qui se
battent pour des causes justes et utiles. Aucune femme dans le portrait.
J'ai eu droit ensuite à un long reportage détaillé et mondial sur la mafia
russe où les seules femmes présentes étaient de la marchandise vendue par
la mafia, qui se cachaient le visage devant la caméra.
Dans la généalogie de l'indignation, la colère est la branche volcanique.
C'est elle qui monte en premier aux barricades comme une tête brûlée
qu'elle est, aveuglément, sur un coup de sang, une montée de fièvre, sans
penser à protéger sa peau, et qui allume les incendies que l'indignation
reprend à son compte. L'indignation organise la colère, oriente son feu, le
documente, jette les cris inutiles aux vidanges, et donne du souffle
seulement aux colères qui sont facteurs de changement. La colère peut être
stérilisante; l'indignation, féconde. La colère est une sprinteuse;
l'indignation est une marathonienne. La colère a la durée de vie d'une
allumette; l'indignation, celle d'une flamme olympique.
Je pourrais vous en parler longtemps. Je pratique les deux depuis le
liquide amniotique et peut-être même avant. Je donne des cours de colère,
parfois, mais seulement aux femmes. Sauf exception, elles ne sont pas des
élèves très douées. Elles peuvent mettre une vie entière à obtenir un
doctorat. Parce que les femmes ont peur de la colère. Même le mot les
terrorise comme si elles entendaient "explosion nucléaire". Elles la
connaissent bien pourtant, mais elles préfèrent la garder en elles de peur
que quelqu'un ne meure autour d'elles si elles l'expriment. Elles ont
raison. C'est vrai que quelque chose mourra si les femmes sortent leur
colère : ce monde dans lequel nous ne voulons plus vivre.
Je vous jure qu'aucun être humain n'est jamais mort quand j'ai sorti mes
colères. Mais moi, par contre, je suis en danger de ne pas vivre si je la
jugule. Pas de mourir : de ne pas vivre. C'est pire. Et j'ai découvert avec
le temps les beautés de la colère. Je me suis mise à l'aimer, à la
transformer en indignation, en actions. J'ai additionné la mienne à celle
des autres. J'ai fait en sorte qu'elle soit utile.
Avez-vous déjà essayé de dompter votre colère? Savez-vous quelle incroyable
violence doit subir le corps pour faire comme si de rien n'était, pour
garder un travail, faire durer un mariage ou simplement continuer à
perpétuer la fiction que les femmes sont des petits êtres doux et fragiles,
incapables de colère? La colère rentrée peut vous piétiner et vous broyer
les os comme un cheval sauvage.
Avez-vous déjà senti l'affolement des cellules, le fiel qui se mélange au
sang, les cris sauvages qui restent en cage dans la gorge et les poumons,
et la paralysie qui s'ensuit pendant des jours et des jours? J'en viens à
penser que les femmes préfèrent tomber malades, se couper les veines aux
bords tranchants de leur colère plutôt que d'exercer leur droit à la
colère. Parce que la colère est un droit, mais les femmes en font de la
culpabilité, même quand elles ne la sortent pas.
Et ne soyez pas de mauvaise foi. Quand je parle de la colère des femmes, je
ne parle pas seulement de la colère parfaitement justifiée qu'elles
éprouvent d'être encore traitées en subalternes et non en partenaires. Je
ne parle pas seulement de la colère dirigée, avec raison, contre le monde
des hommes ou certains hommes en particulier. Je parle aussi de la colère
des femmes dirigée contre tout ce qui nous diminue collectivement, contre
tout ce qui glorifie la mort au détriment de la vie, contre tout ce qui
pollue, contre tout ce qui menace l'intégrité et la dignité des êtres
humains, contre tout ce qui ment, ne tient pas compte, divise, asservit,
terrorise, mutile.
Il faut maintenant revendiquer pour nous cette scie qu'on ne peut plus
endurer dans la bouche d'un homme: "T'es belle quand t'es en colère". Mais
il faut ajouter: "T'es puissante quand t'es en colère. T'es
utile." Pratiquer la colère, c'est décider d'être à la même hauteur que
ses rêves et ses convictions pour les regarder dans les yeux. C'est être à
la hauteur de soi-même, et non plus étriquée, prise comme une minuscule
poupée russe à l'intérieur d'un rêve plus grand.
Imaginez quelle formidable énergie de changement serait générée si toutes
les colères des femmes étaient admises et canalisées. Si on pouvait
engranger l'énergie de la colère des femmes dans une immense génératrice,
tout le monde en profiterait : je vous jure qu'on n'aurait plus à se taper
les pratiques de mercenaires d'Hydro-Québec! La lumière serait allumée en
permanence et nous ne manquerions plus jamais d'électricité en période de
grand verglas ou de désert psychique.
Pages reliées :
Amour, colère et indignation, 11 juin 2008
Déclaration du Réseau des femmes CEQ, mars 1997
Audio : Du pain et des roses : marche des femmes contre la pauvreté, 1995
La symbolique de l’eau, 18 mars 1999
Mon enfance et autres tragédies politiques. Entrevue, Indicatif Présent, 24 février 2004
La Vie en rose - Hors série 2005
La vie des femmes n'est pas un principe. Des groupes de femmes répliquent à l'épiscopat, 1981;
Aimons-nous les hommes?, 1982;
Le pape ne plaît pas à toutes les femmes, Archives de Radio-Canada.ca, 1984
Les femmes sont-elles drôles?, Louis Cornellier, 9 novembre 2002
La presse au féminin : liberté, égalité, parité, Nathalie Nadeau, 1999