par Brigitte Verdière
A l'occasion de la sortie, à Montréal, du film de Josée Dayan,
Cet amour-là, qui parle du dernier
amour de Marguerite Duras,
je me suis plongée dans sa biographie,
écrite par la journaliste française Laure Adler. Un épisode, parmi de nombreux autres, retient mon
attention, car il me rappelle des souvenirs très vifs (je venais alors de me réinstaller en France).
En juillet 1985, Marguerite Duras publia pour
Libération un article sur ce que l'on appelait
"l'Affaire Villemin". Christine Villemin était accusée du meurtre de son fils, Gregory, retrouvé
noyé dans la Vologne, une rivière qui coule près de Nancy. L'affaire tenait la presse en haleine
depuis des mois. Où était le vrai du faux? Christine Villemin avait-elle tué ou non? Marguerite
Duras décida. Envoyée sur les lieux "du crime", elle eut le sentiment, fort et intime, que Christine
Villemin était coupable. Elle l'écrivit et elle la défendit, sublima son crime, lui inventant
des raisons majeures de tuer (une vie de couple sans éclat, de la rancoeur qui tourne à la haine
envers le quotidien, le mari, l'enfant). Marguerite Duras avait tout simplement oublié le sacro-saint
principe de nos démocraties occidentales : la présomption d'innocence.
Au nom de cet oubli, on tue ou attaque, chaque année dans le monde, des milliers de femmes "soupçonnées"
d'infidélité ou de "mauvaise conduite sexuelle". On : ce sont les frères, les oncles, les cousins,
les maris des victimes. Un poêle qui explose, des coups de hache, des balles tirées à bout portant.
Ce sont des crimes d'honneur. Si leur existence est avouée
en Jordanie, en Palestine, au Yémen,
c'est au Pakistan que le phénomène semble prendre le plus d'ampleur. Selon les organisations de
femmes, il y aurait, chaque année, quelque trois cents femmes victimes de tels actes. Coutume
pré-islamique, elle a surtout cours dans les territoires du nord-ouest du pays, au Penjab, et
à Sind, indique un article
du Monde diplomatique de mai 2001.
Les associations de femmes, telle la Pakistan Progressive Women Association, se mobilisent depuis
des années, réclamant du Parlement la condamnation de ces pratiques, car les meurtriers ne sont
généralement pas poursuivis. En vain. Le pire dans cette histoire, c'est que les femmes ne sont
pas toujours "coupables". La perception, par l'homme, que son honneur a été atteint, au travers
de la supposée et fantasmatique infidélité de sa femme, suffit. Le corps des femmes comme
emblème de l'honneur des hommes. Une vieille histoire, qui justifie toutes les pratiques
(mutilations génitales, coups, brûlures, pendaisons, meurtres en tous genres...). La condamnation
de Safiya Yakubu Hussaini et de ses soeurs relève du même ordre. Pour une Safiya sauvée,
combien d'autres menacées?
Et combien d'autres marquées à vie, dans leur chair, car elles existent ailleurs ces pratiques.
Au Bangladesh,
mais aussi au Cambodge, en Birmanie, les filles qui refusent les avances des hommes, celles qui sont
trop indépendantes, sont victimes d'attaques à l'acide. Il en est de même en Algérie. La montée
de l'islam intégriste, des désordres politiques intérieurs n'arrange rien. Les femmes sont chosifiées,
femmes, machines à reproduction, machines soumises à la volonté de l'homme. Le corps des femmes est politique.
Il y a des choses que l'on avoue difficilement, surtout à des lectrices nombreuses et anonymes.
J'ai vécu cette honte que mon ami, un intellectuel progressiste d'Algérie, vivait, quand je portais,
selon lui, des robes trop courtes. C'était chez lui, pas chez moi. Cela se passait sur son territoire
dont j'ai appris peu à peu les codes et les lois et que j'ai acceptées, par amour pour lui. Je me
devais d'être modeste. Aux soirées de mariage, je ne dansais avec personne d'autre que lui, et
comme il ne dansait pas, autant dire que je ne dansais pas du tout. Je ne buvais pas une goutte
d'alcool. Il me fallait être irréprochable. Je l'étais.
C'était l'époque où la vie était encore possible en Algérie. On sortait le soir, on voyait des ami-es,
on n'avait peur de rien ni de personne. Un jour, pourtant, avec une amie qui me faisait visiter
l'université de sa ville, nous nous sommes heurtées à des jeunes gens barbus, vêtus de la djellaba.
Ils nous ont interdit d'aller plus loin. Plus loin, il y avait les chambres universitaires des
garçons, c'était un lieu unisexe. Pas de filles. Les "frères musulmans", racine du mouvement
intégriste en Algérie, commençaient à contrôler les universités. Ils ont peu à peu investi
toutes les failles sociales du régime, distribuant des aides aux étudiants pauvres et à d'autres.
Mon amie a insisté, disant que j'étais une simple touriste, que je voulais voir l'architecture
de l'université. Rien n'y a fait. Un mur. Pour la première fois de ma vie, je me heurtais à un mur.
Ce mur de l'intolérance, du fanatisme, a mené aux crimes les plus odieux. Ces crimes continuent.
Ces crimes se font sur présomption de culpabilité : il suffit d'être une femme, a fortiori une
femme jeune, désirable et désirante. Il suffit de... Et l'infernale machine du soupçon s'emballe
et va jusqu'à tuer.