par Brigitte Verdière
C'est fou le nombre d'analyses psychanalytiques que le mouvement des
Mères de la Place de Mai
a suscitées. Fou dans le sens de leur folie car, pour les dénigrer, c'est ainsi qu'on appela ces
femmes qui, un beau jour de 1977, commencèrent, une fois par semaine, à tourner en rond devant
le palais présidentiel pour réclamer des nouvelles de leurs proches disparu-es.
La folie, dit le dictionnaire Robert, est une "altération plus ou moins grave de la santé psychique".
Elle peut être "douce, furieuse, irrationnelle, aller jusqu'à l'aveuglement, l'insouciance, l'absurdité...".
Si j'avais, comme ces femmes, comme d'autres, eu à perdre un frère, une soeur, un enfant, des parents,
perdre comme une trappe qui avale pour enfouir sa proie dans le noir le plus obscur jusqu'à
dissolution totale, je serais, moi aussi, devenue "folle". Et d'une folie furieuse, je vous le garantis.
D'ailleurs, ce type d'actions a, hélas, fait des petits. Toutes les dictatures, anciennes et présentes,
tous les pays où sévissent des guerres ont leur lot de disparu-es. Et leur lot de mères et grands-mères
devenues "folles". Il en est ainsi en Turquie (Place Galatasaray à Istanbul, depuis 1995), en Uruguay,
au Honduras, aux Philippines, au Maroc, en ex-Yougoslavie et maintenant en Tchétchénie. En mars 2001,
en Algérie, les forces de police ont insulté, matraqué, jeté à terre, piétiné les portraits que des
Algériennes brandissaient, révèle le site
Maghreb des droits de l'homme. Elles manifestaient... Place du 1er mai à Alger!
Au Guatemala, où a sévi une guerre civile meurtrière pendant quelque trente ans,
c'est une femme, Nineth Montenegro, qui, en pleine répression, a fondé le GAM (Grupo de Apoyo Mutual). Depuis
maintenant dix-huit ans, il réclame aux autorités des informations sur les détenu-es et disparu-es.
Aujourd'hui députée, Mme Montenegro préside la Commission des femmes au Congrès.
En Colombie, les femmes qui ont participé à la Marche
mondiale des femmes ont insisté sur leur volonté de voir s'instaurer la paix. "Nous ne voulons
plus mettre au monde des enfants pour qu'ils meurent à la guerre", a dit en substance
Marta Burutica à
la tribune de l'ONU le 17 octobre 2000.
Cette qualité de mère signifie, pour beaucoup de femmes, qu'aucune femme ne peut être pour la guerre,
pour la violence. Et si c'était l'inverse? En 1982, je participais, au sein d'un collectif belge,
à la rédaction d'une brochure intitulée "Les femmes palestiniennes, aujourd'hui et demain..." (à
l'époque, les Israéliens s'acharnaient à vider Beyrouth Ouest de ses combattants palestiniens
et l'armée libanaise participait au "nettoyage"). Une infirmière de Médecins Sans Frontières
France me disait que les femmes palestiniennes ne souhaitaient qu'une chose : que se reconstituent
les unités combattantes. "Allah, donne-moi des fils, que j'en fasse des fedayin (combattants)",
se serait exclamée une femme. Aujourd'hui, les filles aussi participent au combat, se font sauter
comme des bombes. Pourquoi ces actions laissent-elles le monde pantois? Parce que femme est censé
rimer avec douceur, même quand l'oppression devient insupportable?
À ce moment de mes réflexions, je me souviens de Marianne, une communiste belge, que j'avais connue
à Bruxelles. Marianne avait une soixantaine d'années, elle militait dans un réseau de femmes
pacifistes. Un jour, je l'ai interrogée sur son passé de résistante. J'ai, depuis, souvent réécrit
cette histoire, j'en ai fait une nouvelle, un article. Marianne parlait des petits riens qui font
la résistance, de ces actions qui laissent la trouille au ventre mais que l'on recommence, sans cesse
et toujours. Un jour, Marianne transportait un message dans son panier à commission. Elle était
au marché, une patrouille allemande est arrivée, qui a encerclé les lieux. D'un geste, Marianne
a attrapé son message, elle l'a caché dans un bouquet de fleurs qu'elle venait d'acheter. Quand
les Allemands l'ont fouillée, elle brandissait le bouquet à bout de bras, au-dessus de la tête.
"C'est après que tu as peur, disait-elle. Après, je me mettais à trembler de tout mon corps".
Contre le silence complice, contre les mensonges, oui, c'est à cela que s'attaquent les mères,
les grands-mères, les soeurs, les cousines, celles qui, d'Alger à Colombo, de
Guatemala à Manille, se lèvent, réclament des explications, demandent des comptes. La peur, elles connaissent,
elles l'ont connue, la peur d'entendre frapper en pleine nuit à leur porte, la peur de ne plus revoir
l'être aimé quand il s'absente, la peur de l'oppression, de l'humiliation... Et certainement, elles
la connaissent encore. Et pourtant, voyez-vous, elles tournent, inexorablement, sur toutes les places
du monde. Parce que, voyez-vous, elles sont folles.