par Brigitte Verdière
Liisa Joronen est une femme d'affaires finlandaise. Plusieurs articles
évoquent de manière élogieuse son entreprise, Sol,
une blanchisserie qui occupe 3.600 personnes.
La chaleur des locaux et la gaieté du lieu ont frappé ceux qui l'ont visitée, mais ils ont surtout
retenu la large autonomie laissée aux employé-es. Cette autonomie implique responsabilisation
et polyvalence. Elle implique aussi souvent que les dirigeantes soient des femmes avec
assez de caractère pour s'imposer dans des milieux machistes. Quand on sort des sentiers battus
(la plupart des cheffes d'entreprise proposent essentiellement des produits très "féminins" :
services à domicile, soins, jouets, vêtements, bijoux, restauration, etc., et sont surtout
présentes dans les commerces), il faut souvent agir comme les hommes pour s'imposer à eux.
Danielle Sédillot,
qui dirige la compagnie de transport aérien Aérope, en France, raconte qu'elle a
essuyé une grève des transporteurs lorsqu'elle a pris les commandes de l'entreprise. Un test de ses capacités
à s'imposer? Fort probablement. Comme elle venait de passer son permis de transport en commun, elle a
pris le volant et fait la tournée. Cela a suffi. Elle dit aussi toutefois préférer travailler
avec des femmes car elles sont "plus précises, plus impliquées mais aussi plus loyales".
Je ne sais pas si c'est cela que l'on appelle les valeurs féministes en économie. À vrai dire,
je ne sais trop ce que recouvre le concept d'économie féministe. Je ne suis pas sûre que l'absence
de hiérarchisation, comme Liisa Joronen a su en instaurer (elle n'a pas de secrétaire et l'entreprise
n'a ni réceptionniste attitrée, ni personne affectée au nettoyage des locaux : chacun-e y va
de son coup de balai et de torchon), se retrouverait dans toutes les affaires dirigées par des femmes.
Je regarde autour de moi et je ne vois pas cela.
Alors dommage mesdames, mais je pense que le travail bien fait, l'organisation, la capacité de
déléguer des tâches, l'autonomie, le sens de la décision et le jugement sont l'apanage
des entrepreneur-es, féminins et masculins. Toutefois, le jour où nous les femmes serons
vraiment riches, où nous serons vraiment aux commandes, j'espère que nous aurons un certain
sens de la justice sociale, en plus. Je pense aussi qu'il y aura des facilités pour les femmes
qui ont des enfants, quoique personnellement, si je devais diriger du monde, j'encouragerais
les formations de messieurs à participer aux tâches ménagères et je donnerais des facilités
aux deux conjoint-es pour s'occuper des enfants. Cela permettrait aussi aux femmes de faire
carrière si elles le veulent.
Toutes les études le montrent : la flexibilité du travail, le développement d'emplois contractuels,
à temps partiel, l'aide aux proches (malades, personnes handicapées, vieillissantes, etc.)
sont majoritairement supportés par les femmes. Bien sûr, il faut aussi
revaloriser les salaires des femmes afin qu'ils soient égaux à ceux des hommes pour des tâches équivalentes, sinon un couple
sacrifiera systématiquement le travail de LA conjointe si cela s'impose. Enfin, vous me voyez venir,
tout cela passe aussi par une prise en charge collective de ces besoins dits privés (cantines,
garderies à prix abordable, aides à domicile pour personnes âgées et malades…). Dans notre jargon
de féministes, nous appelons cela la socialisation du travail de reproduction.
Sortir des petites mesures
L'économie est trop souvent laissée de côté dans les discours féministes. Nous demandons de petites
mesures, comme l'accès au micro-crédit
(et pourquoi donc micro?), aux marchés pour écouler les
marchandises (même là, il y a de la discrimination). Nous parlons de développement local, de
petits projets. Je ne défends pas l'idée d'une croissance à tout prix. Une entreprise peut
complètement basculer lorsqu'elle tente de trop grossir et perdre tous ses acquis. Ainsi
une entreprise familiale qui prend de l'expansion devra embaucher du personnel et augmenter
ses coûts, tout le monde sait cela et tout le monde n'a pas envie de cela.
Bien sûr, je condamne le libéralisme sauvage et la formule coopérative me semble plus sympathique
que toutes les autres formes d'organisation économique. Je suis également très intéressée par
toutes les formules qui permettent une répartition des profits et qui mènent, à terme, à une
plus grande justice sociale. Je trouve ainsi très intéressantes les initiatives de prêts dans
des entreprises à caractère social, le
tourisme respectueux des communautés visitées et de l'environnement,
les investissements éthiques
ou responsables. Ces fonds
sont composés de valeurs venant d'entreprises qui respectent l'environnement, ne font ni le
commerce d'armes ou de cigarettes, n'emploient pas d'enfants, respectent les droits syndicaux,
etc. Ils financent des personnes qui n'ont pas accès au crédit parce qu'elles sont trop pauvres, n'ont pas de
garanties et on sait que les banques n'aident pas ces gens-là.
À cet égard, une belle réussite
est celle menée par l'UNIFEM, le fonds des Nations Unies pour la femme, de Singapour.
Là, a été lancé un fonds
d'investissement éthico-féministe (c'est moi qui invente le mot). De quoi
s'agit-il? Tout simplement de capter l'argent des ménages pour l'investir dans des entreprises
qui respectent les droits des femmes (conditions de travail correctes, salaires équitables,
mesures sociales, etc.). Depuis novembre 1999, le fonds a recueilli quelque
15 millions US$. Ce n'est pas énorme, mais c'est bien, quand on considère que 75% des sommes
investies l'ont été par des femmes dont les salaires ne sont pas très élevés.
C'est aussi sur les fonds sociaux que se base le
Business Council for Peace
pour appeler la communauté internationale à favoriser l'investissement en faveur des femmes
dans les économies d'après-guerre. Cet organisme soutient ainsi un projet d'artisanat au Rwanda
(des veuves confectionnent des paniers) et promeut la formation aux technologies de l'information
à des femmes afghanes.
Tout cela reste bien modeste, assez conformiste aussi. Surtout que, comme je l'ai dit plus haut,
les femmes ont tendance à se cantonner à certains secteurs d'activité. Mais il est encourageant
et surtout rassurant de voir que les droits économiques et sociaux commencent à être considérés
avec autant d'intérêt que les droits politiques.