par Brigitte Verdière
Savez-vous que, dans la majeure partie du monde, ce sont les femmes qui font le pain, qui confectionnent la
galette de blé ou de maïs, qui cuisent le riz? Ce n'est qu'au stade commercial ou industriel que
le boulanger est quasi exclusivement masculin.
Il y a mille et une sortes de pain : la baguette franchouillarde, le boulot belge, la pita grecque,
le pain azyme, les petits pains, les pains au lait, au sucre, aux noix, au vin, aux céréales,
la brioche, le craquelin, les pains blancs, gris et noirs, compacts, comme on les fait en Allemagne.
Il y a tellement de façons de le faire, que chacun-e croit avoir "sa vérité" sur le pain. Le pain,
comme identité.
En 1995, j'ai eu l'occasion de séjourner une semaine dans un village
du Karabagh,
ce petit territoire autrefois enclavé à l'Azerbaïdjan et qui s'est mis en guerre pour être rattaché
à l'Arménie dont la population partage la culture, la religion et la langue. C'est une vieille
histoire, celle d'un nationalisme exacerbé qui surfe sur la différence chrétiens-musulmans,
justifiée, à un niveau supranational, par de sombres histoires de sous-sol. En un mot, l'Azerbaïdjan
est riche en pétrole, l'Arménie, non. Mais elle est juste à côté d'une des routes qu'un pipeline
venant d'Iran pourrait traverser. Bref, vous voyez le topo.
Moi, j'étais invitée par la tante Isabella. À cause de la guerre, il n'y avait plus d'électricité
au village. Il n'y avait d'ailleurs plus grand-chose. Les repas quotidiens se composaient d'oeufs,
de concombre et de pain pita. Il y avait bien quelques cochonnets traînant leur derrière rose dans
le village, promis à une mort future, à l'orée de l'hiver. Il fait rudement froid dans ces montagnes
et le gel fera effet de congélateur. Mais en plein été, par 40° à l'ombre, allez donc conserver de
la viande!
Le pain, donc. Les femmes font la pâte, la déposent dans une grande bassine, puis la portent au four
communal où des hommes la font cuire, en la projetant comme des crêpes sur les parois chauffées à
blanc du four. Il y a un effet de ventouse qui leur permet de coller. Quand la galette est cuite,
elle se détache et on la remet à sa propriétaire.
J'ai vu beaucoup de façons de faire le pain, les galettes de maïs, le manioc, sur des chaudrons
posés sur des feux alimentés au charbon de bois, dont on sait que l'usage extensif étend le désert
dans les régions sub-sahariennes. J'ai vu aussi des fours éteints, et les ménages
s'approvisionner au marchand ambulant qui faisait le tour des maisons pour vendre le pain industriel,
dans les régions andines d'Argentine.
Ce pain qui désertait les fours s'apparente pour moi à la langue. Savez-vous que régulièrement, l'ONU
commande des études sur les disparitions des langues dans le monde? Selon la dernière,
plus de 2.500 langues indigènes sur les quelque 5.000 recensées sous cette section sont en danger
de disparaître. Avec elles, c'est tout un savoir sur la nature qui risque de disparaître.
Les dernières personnes à les parler sont souvent des femmes. De vieilles femmes qui ont eu peu
de contacts avec l'extérieur, qui n'ont jamais quitté leur région d'origine et qui entretiennent
avec la nature des rapports essentiels à leur survie. Le rapport cite les Turkana, au Kenya, qui
plantent leurs semis en fonction du comportement des oiseaux. Il y a aussi les
Chinoises de l'ethnie Yao de la province du Hunan. Là, le gouvernement a décidé de consacrer
un musée à la langue.
Le rapport cite la mondialisation comme responsable de ces disparitions, mais le phénomène existait
bien avant l'ouverture tous azimuts des frontières. Il relève du centralisme érigé en système
politique. L'ennui, c'est quand l'uniformisation va jusqu'à la disparition totale des différences,
laquelle se fait souvent de manière contrainte et forcée. Avec le risque qu'une résistance passe
par un nationalisme échevelé et sanglant.
Ce n'est pas un débat facile. On ne peut "obliger" une personne à parler une langue qu'elle ne veut
pas parler, dont elle ne voit pas l'utilité sociale ou économique. Si certains enfants issus de
l'immigration parlent encore leur langue d'origine, c'est souvent uniquement parce qu'un des
deux parents, la mère généralement, n'a pas appris la langue du pays d'accueil. Elle ne travaille
pas, n'a de contacts sociaux qu'avec des personnes de sa communauté. Dans ce cas, ce sont les petits
qui rempliront les papiers, qui accompagneront les parents pour les démarches administratives,
traduiront chez le médecin, à la banque, etc.
C'est comme pour le pain. Si la tradition de le confectionner se maintient dans certains endroits
du monde, c'est qu'il n'y a pas d'autre nourriture. Peut-être tante Isabella aimerait-elle mieux
s'asseoir sur la terrasse de sa maison de bois, chausser ses lunettes et lire le journal, ou soigner
ses fleurs, écouter la musique à la radio.
Intellectuellement, ce seront alors les ethnologues, sociologues, linguistes et musicologues qui
seront les derniers remparts de la mémoire. Je ne sais pas s'il faut s'en plaindre. À condition
qu'eux, au moins, continuent d'exister!