par Brigitte Verdière
"Le poids des mots, le choc des photos". Ce slogan a été inventé par le magazine
Paris Match.
C'était un bon slogan, un slogan vendeur pour ce que Paris Match promeut : des reportages
sensationnels, des révélations inédites empreintes de beaucoup d'émotion et de passion.
Dans ces publications, les images, encore plus que les textes, étaient là pour horrifier,
scandaliser, et surtout susciter en nous ce vilain petit côté voyeur du malheur des autres
qui permet de se rassurer in peto : "Vraiment, il y en a qui vivent des situations pas possibles".
Vous l'avez compris, c'est d'images que je souhaite vous parler aujourd'hui, si tant est que les
images aient besoin de mots. Celle qui a suscité en moi cette réflexion? La première d'une exposition
réalisée par l'International Center for Research on Women,
Too young to Wed
(Trop jeunes pour se marier).
Vous la voyez, cette petite fille, toute menue à côté de son immense mari, rehaussé encore par un
turban sur la tête? Oui, on vient de la marier et peut-être ainsi, de la condamner à mort. Le nombre
de jeunes filles décédant suite à des grossesses précoces est difficile à évaluer
(selon l'UNICEF,
515.000 femmes sont mortes en couches dans le monde en 1995 et au moins trois fois plus ont connu
des complications menaçant gravement leur santé, telles que la fistule
obstétricale).
Dans pas longtemps, le monsieur immense sur la photo, qui est sans doute aussi victime que sa jeune
épouse des conventions sociales, la déflorera. Il ne pourra que la brutaliser tant elle est encore
menue pour lui. En termes clairs, cela s'appelle un viol.
Cette photo est celle d'un viol en puissance. D'une personne, mais aussi de toutes les petites filles
que l'on marie parfois dès l'âge de 7 ans, faisant fi de la
Convention relative aux des droits
de l'enfant qui précise également (art. 24, par.3) que "Les Etats parties prennent toutes
les mesures efficaces appropriées en vue d'abolir les pratiques traditionnelles préjudiciables
à la santé des enfants". Or, outre la mortalité des adolescentes à l'accouchement,
note encore l'UNICEF,
celles-ci "sont plus vulnérables aux infections sexuellement transmissibles, y compris le VIH/SIDA".
L'organisation ajoute que la maltraitance "est fréquente dans les mariages d'enfants. En outre, il
arrive souvent que les enfants qui refusent de se marier ou qui choisissent leur futur conjoint contre
la volonté de leurs parents soient punis, voire deviennent victimes de crimes d'honneur commis
par leur famille".
Vous voyez tout ce qu'une photo peut susciter comme réflexions? Et je ne suis pas une spécialiste en
sémantique, ni une philosophe. Je vous ferai grâce de certains rappels (hé! l'astuce pour quand même
en parler!) comme celle de Kim,
cette petite fille vietnamienne courant nue, arrosée de napalm dans les rues de Trang Bang au Vietnam
en 1972, et qui a constitué un tournant dans cette guerre, et le rapprochement que l'on peut désormais
en faire avec l'occupation des troupes étatsuniennes en Irak.
Remarquez, il faut que la photo soit un peu vilaine. Sebastiaõ Salgado,
un merveilleux photographe brésilien qui a parcouru son pays et le monde pour dénoncer la pauvreté extrême, s'est souvent
vu reprocher le côté esthétisant de ses photos. On a fait le même reproche à la photo, pourtant
poignante, de cette femme algérienne (pdf)
exprimant sa souffrance après le massacre de ses proches à Benthala en 1997. Mme Oud Saad, qui est
cette femme sur la photo, a d'ailleurs porté plainte contre son auteur et des responsables de l'AFP.
Ces allusions pourraient m'entraîner loin dans la discussion : faut-il tout montrer? jusqu'où un
photographe peut-il aller, toutes questions qui ont été relancées par la publicité faite autour
de la prise d'otages en Ossétie du Nord. Non, je ne me lancerai
pas dans ce débat, sauf pour
avancer que oui, il faut montrer, mais en expliquant car une photo sans mots est parfois une
photo incomprise ou détournée de son sens. Et non sans appel, si on veut faire du sensationnalisme.
Mais il y a une manière humaine de montrer. Une manière utile. Si, dans les années 1930,
Dorothea Lange
et d'autres photographes tout aussi talentueux n'avaient pas photographié les fermiers victimes de
la dépression économique, on n'aurait rien su de ces laissés pour compte de l'économie. Lange a
aussi montré les femmes travaillant dans les industries d'armement. Aujourd'hui elle aurait
certainement photographié les sans abri dans les rues de New York ou d'autres grandes
villes étatsuniennes.
Le magazine québécois l'Actualité témoignait récemment de l'intérêt
croissant des Québécois-es pour les films documentaires. Voilà une bonne nouvelle qui laisse
espérer des images qui remueront, qui toucheront, des images de la vie de tous les jours quand
elle est belle et même moins belle.
Des images qui sont parfois d'immenses moments d'humanité. Et quand je dis cela, je pense à une
photo précise d'Henri Cartier Bresson,
récemment disparu. Cette photo, vous ne la trouverez pas sur le site dont je vous parle. Je ne sais
pas où elle est. J'en ai perdu la copie. C'était celle d'un douanier à la frontière quelque
part au nord de la France et le sud de la Belgique. Il avait neigé. On voyait qu'il faisait silence.
Le douanier ouvrait la barrière. Il était seul, il souriait. Sans doute est-ce parce que j'ai
vécu toute mon enfance si près d'une frontière de ce genre, mais cette photo m'a fait reculer
dans des sensations ouatées. La sensation d'un monde oublié. C'était une belle photo. Enfin une.