LES FEMMES NE SONT PAS NÉES POUR SE SOUMETTRE :
 la dimension politique de la santé mentale des femmes (1982)

par Nicole Lacelle

Dans le texte de Nicole Lacelle reproduit ici, il est question non pas de la politique, mais de ce que cela signifie que d'être politique. Le mot "politique" est entendu ici au sens où les rapports entre les sexes sont des rapports "politiques". Kate Millett définissait ainsi ce terme : "Le terme "politique" se réfère aux rapports de force, aux dispositions par l'intermédiaire desquelles un groupe de personnes en contrôle un autre" (Millett 1971: 37). Plus spécifiquement, le texte de Nicole Lacelle traite de la dimension politique de la vie des femmes. Il faut, nous dit-elle, que les femmes deviennent "de plus en plus politiques", c'est-à-dire : "Penser en termes de [...] rapports de forces plutôt que de morale, être solidaires entre nous, développer nos alliances et affronter nos adversaires...". Il s'agit d'une conférence prononcée en 1982 à l'occasion du colloque "Femmes, santé, pouvoir".


La dimension politique des "problèmes" des femmes est la même que la dimension politique de la santé mentale. À vrai dire, c'est la santé mentale. Dans la mesure où nous devons toutes nous situer dans les rapports de pouvoir si nous voulons conserver notre intégrité.

Être politique, ce n'est pas être en permanence dans un groupe militant ou dans une organisation quelconque. Ça, c'est une question de goût, de disponibilité, de sentiment d'urgence. C'est plutôt se voir soi-même, telle qu'on est, dans un rapport de forces. C'est une identité intime, avec un sexe, une classe, une race, un âge en conflit avec un autre sexe, d'autres classes, d'autres races, d'autres âges.

Ce n'est pas la recherche du meilleur "soi-même" possible, comme on cherche la meilleure auto pour son argent. Vous connaissez le marketing de l'identité mieux que moi, et vous savez sûrement mieux que moi à quelle consommation sans fin il mène, quand cette quête ressemble à éplucher un oignon : après chaque pelure, il y en a une autre, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Et on recommence.

Je veux parler de la perception de la réalité, de savoir, de sentir vitalement qu'on a des alliances et qu'on a des adversaires, de la capacité de reconnaître et de respecter les unes et celle de reconnaître et d'affronter les autres.

La dimension politique de la vie des femmes est sûrement la plus difficile à acquérir et à assumer, parce qu'elle affirme ce qui est le plus difficile à croire pour une femme : que nous sommes puissantes et, en même temps, que nous ne sommes pas toutes-puissantes. Pour la même raison, parce que les deux impliquent qu'il faut se battre et nous avons horreur du conflit. C'est la déformation professionnelle par excellence des femmes, mères et épouses consolatrices, que de ne pas faire face à notre force, à notre pouvoir potentiel. Et s'il fallait qu'on s'admette que nos problèmes ne sont pas d'abord de notre faute, que nous n'avons pas fait toutes les erreurs du monde entier depuis notre naissance, que même les fois où nous n'avons pas fait d'erreur, nous avons perdu pareil, alors il faudrait trouver les vrais responsables, dans le passé, quand nous étions trop petites, et dans le présent, où la plupart des femmes se sentent davantage devenir trop vieilles que devenir grandes. C'est tellement pratique, se sentir coupable. On n'est plus obligée de négocier ou de se chicaner avec les autres. Se sentir coupable, voir toujours toutes ses erreurs, et que les siennes, c'est le contraire du politique. Se sentir coupable, c'est le déguisement préféré de la peur, qui est à son tour la meilleure cachette de l'irresponsabilité. C'est en acceptant, ou en entretenant ces sentiments, que nous sommes responsables. Mais c'est une chose que de baisser la tête, c'en est une autre que de frapper dessus.

Parce que les vrais responsables existent. Les vrais responsables sont au pouvoir, partout dans le monde, puisque nulle part dans le monde les femmes ne peuvent marcher sur la rue à toute heure du jour ou de la nuit en paix. La dimension politique de nos "problèmes" est là : quoi que nous fassions, en blouse transparente ou en costume de sœur, on nous dérange pareil. Et déranger désigne le meilleur des cas...

Aucun soin, aucune thérapie, aucune éducation n'y changera jamais rien. Seul le pouvoir des femmes y changera quelque chose. Je dis les femmes, mais nous ne sommes pas les seules : les homosexuels, les Noirs, les enfants des Juifs orthodoxes, nos garçons soi-disant efféminés et nos filles tomboys, se font tabasser sur la rue. Nous savons que s'ils ne se "laissent pas faire", on les laissera tranquilles. "Laisse-toi pas faire!" Combien de femmes l'ont dit à leurs enfants, combien de fois? Combien de femmes réussissent à se le dire à elles-mêmes?

Dans le monde, les hommes blancs ont leur grosse part du pouvoir, soit parce qu'ils en détiennent les rênes, celles de l'économie et de l'État, soit parce qu'ils n'acceptent pas de transmettre les commandements qui viennent d'en haut, même si ce n'est qu'à leur femme et leurs enfants. Si près du pouvoir de la planète, mais avec si peu de pouvoir elles-mêmes, il n'est pas surprenant que les femmes blanches ou bien "virent complètement folles", ou bien meurent jeunes de cancer, ou bien deviennent féministes. Entre parenthèses, il n'y a pas d'hommes féministes : il y a des hommes qui se voient obligés de faire un effort pour ne pas être sexistes. C'est tout.

La tentation est grande pour les femmes blanches de profiter de nos privilèges et de miser sur un sourire du patron et sur notre rôle féminin, plutôt que sur nous-mêmes et sur les autres qui sont sans pouvoir comme nous. On le fait trop souvent, en ignorant le regard des femmes pauvres, des femmes noires, des femmes lesbiennes et de ses propres enfants.

La dimension politique des problèmes des femmes, de la santé mentale des femmes, veut aussi dire ne jamais se prendre pour une exception. Celle qui a réussi : des beaux enfants, un bon métier ou un bon salaire, un bon mari, un bon chum ou tout cela à la fois. Quand on croit échapper aux rapports de forces, quand on se pense chanceuse, quand on se pense fière, quand on pense qu'on se plaint pour rien, on est toujours en train de regarder les autres, pires que soi, on ne se regarde pas soi-même. Il n'y a aucune action de changement possible, intérieur ou social, quand on se croit mieux que les autres. Quand on accepte les divisions qui nous sont imposées, quand on regarde les privilèges, ou les chances que nous avons, plutôt que le pouvoir que nous n'avons pas, nous mettons de côté toutes nos possibilités de communication réelle avec les autres, de solidarité et de changement. C'est à partir d'une faiblesse partagée que les femmes peuvent devenir fortes, et non par le "laide-comme-qu'a-l'est-avec-un chapeau-comme-qu'a-l'a"...

La dimension politique des problèmes des femmes veut aussi dire refuser que la subjectivité de qui que ce soit représente l'objectivité pour tous. Les Blancs ne savent pas qu'ils sont blancs. On ne savait pas qu'on était de race blanche avant qu'il y ait suffisamment de chauffeurs de taxi haïtiens à Montréal pour nous y faire penser. Les hommes ne savent pas qu'ils sont des hommes : tous les livres d'histoire racontent qu'ils sont "l'humanité", ou l'Homme avec un grand H, ou le Québec, ou la France, ou le Peuple. Pour être dans le portrait et réclamer une part du gâteau, des femmes vont souvent dire qu'elles sont d'abord et avant tout "une personne humaine", un "être humain". Mais les seuls "êtres humains" sont des hommes, de préférence blancs et d'âge moyen, encore mieux riches. Parce qu'ils sont les seuls à pouvoir choisir entre exercer et ne pas exercer leur pouvoir. Entre ramener ou ne pas ramener leur paie à la maison. Entre rester avec leur femme de 45 ans ou l'échanger contre une neuve de 25. Pour être une "personne humaine", il faut avoir des choix, et la très grande majorité des femmes n'en a pas. Est-ce un choix d'être une ménagère à plein temps, quand on nous a dit que c'était notre nature même? Est-ce un choix d'aller travailler à l'extérieur quand on n'a pas assez d'argent ou quand on n'a pas d'homme pour nous faire vivre? Est-ce un choix d'être infirmière plutôt que médecin quand il y a trois autres enfants derrière soi ou qu'on n'y a même pas pensé? Est-ce un choix d'être hétérosexuelle quand on ne peut même pas s'imaginer "comment elles peuvent bien s'y prendre pour faire l'amour", "pourquoi, seigneur, elles s'entêtent à avoir l'air de la chienne à Jacques, des vrais gars", et comment "elles peuvent humainement endurer de se faire rejeter de la société comme ça"?

Les problèmes, la vie politique, la santé mentale des femmes reposent sur une réalité fondamentale. Savoir qu'on est une femme et que tous les pouvoirs de destruction de l'énergie vitale sont contre nous. C'est une perspective intime d'être soi-même, avec et contre d'autres. C'est refuser de séduire à tout prix, accepter de déplaire, commencer à désirer plutôt qu'à être désirée, et choisir de lutter. C'est, en soi, un facteur de changement dans la mesure où aucun individu en santé ne peut vivre sans problèmes dans une société de fous comme la nôtre. Choisir la santé mentale, la santé physique, la satisfaction sexuelle, la responsabilité sociale, c'est choisir de se battre. Il y a toujours la mort, rapide ou à petit feu, mais c'est une tout autre histoire. Certaines la choisissent et on n'y peut rien.

La dimension politique prend toute son envergure quand il y a libre circulation entre l'inconscient et le conscient, entre l'économique et l'idéologique, entre l'enfant et le parent en soi comme certains le disent, pour se confronter au monde, bienveillant ou dangereux, et agir en conséquence dans ses propres intérêts et dans les intérêts des autres qui les partagent.

C'est là que se situe le politique, mais quel est son contenu individuel et collectif, aujourd'hui et maintenant? Pour les femmes, il s'agit d'abord et avant tout de comprendre que notre rôle dans l'économie est d'accomplir gratuitement le travail ménager, qui est l'entretien d'une maison et l'entretien émotif, matériel et sexuel des hommes et des enfants, de voir que ce rôle a été rendu "naturel" et "évident" par l'idéologie romantique de l'Amour ou cléricale du don de soi1. Pour les femmes, cela veut dire refuser d'être les enfants de l'État et refuser d'être les mères, consolatrices ou moralisatrices, de l'humanité au grand complet. C'est refuser d'enfouir notre sexualité au dernier étage de nos préoccupations et refuser qu'elle soit dictée par la religion, le nationalisme, ou notre propre crainte de la force qu'elle représente et qu'on imagine nous dépasser tant nous la connaissons peu. Et c'est aussi refuser de croire inévitables et légitimes les humiliations subies par d'autres femmes au nom de notre "liberté" sexuelle.

C'est aussi admettre, en même temps, que le chemin est bien long qui nous mènera à distinguer entre pouvoir et sexualité, pouvoir, sexualité et argent, parce que pour la très grande majorité des femmes, les trois sont à la même place : sans un homme, pas de pouvoir ni légitimité, pas de sexualité et pas d'argent. C'est ce qu'on appelle être ménagère à plein temps. Ainsi, politiquement, pour toutes les femmes, toutes les tentatives visant à dissocier ces trois essentielles composantes de la vie sont nécessaires et urgentes. Tant et aussi longtemps que tous nos œufs seront dans le même panier, nous demeurerons à la merci du "panier" en question. Et quand, par-dessus le marché, nous avons des enfants, notre vulnérabilité est presque totale jusqu'à 35 ou 40 ans. Ainsi, politiquement, pour toutes les femmes, toutes les tentatives visant à dissocier pouvoir, sexualité, argent et reproduction sont nécessaires et urgentes.

Chacune, évidemment, doit trouver où elle peut, et veut, introduire sa rupture avec l'ordre établi, puisque nous avons si peu d'alternatives que nous ne pouvons qu'élargir constamment le peu de marge de manœuvre que nous avons. Mais il faut dire haut et fort, et de plus en plus clairement, que pour l'État, qu'on le veuille ou non, notre seule et unique importance est de reproduire et d'entretenir l'espèce, et notre seul pouvoir de négociation est de le suspendre jusqu'à ce que nous puissions choisir ce que nous ferons et à quelles conditions. Les Québécoises l'ont d'ailleurs compris en faisant en sorte que nous passions du plus haut taux de natalité du monde à l'un des plus bas. En attendant la possibilité de faire la grève générale contre notre travail à toutes, afin que notre travail ne soit plus exploité et, peut-être même, que notre amour de la vie ne soit plus un travail, il nous faut devenir de plus en plus "politiques". Penser en termes de créativité plutôt que de dévouement, de rapports de forces plutôt que de morale, être solidaires entre nous, développer nos alliances et affronter nos adversaires, identifier l'action qui nous plaît et qui est en même temps efficace.

Comme l'écrivait la mère dans une brochure des Éditions du remue-ménage2, internée depuis trente ans à l'hôpital St-Michel-Archange : "Les femmes ne sont pas nées pour se soumettre". C'est une "folle" qui l'a dit.

[Source : GRAFS, Nous, notre santé, nos pouvoirs, Montréal, Saint-Martin/Remue-ménage, 1983, p. 197-202.]

1. Voir à ce sujet Le Foyer de l'insurrection, Collectif l'insoumise, distribué par les Éditions du remue-ménage et "Dossier sur le salaire au travail ménager", La Vie en rose, mars 1981.
2. Prudence Ogino, L'avortement, les évêques et les femmes, Éditions du remue-ménage, 1979

Consultez également : Selon les normes, toutes les femmes sont folles (1980), Louise-Anne Maher (un texte non inclus dans l'anthologie)



© Éditions du remue-ménage, 2003

Mis en ligne le 9 janvier 2005 par Nicole Nepton
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