par Brigitte Verdière
Le Québec vit un drame national. Non pas celui de reconnaître la pauvreté qui règne dans la province.
Non pas celui d'apprendre qu'un enfant sur deux de moins de cinq ans est mal nourri à Montréal.
Non : le drame c'est que, faute de rentabilité commerciale, il n'y aura plus de diffusion de
matches de hockey sur la chaîne de télévision publique.
La France vit un drame national. Non pas celui de compter près d'un cinquième d'électeurs prêts
à élire un président fasciste, exclusif, raciste, machiste, ni celui d'avoir élu un président qui
est, de notoriété publique, un corrompu et un voleur. Non : les Bleus ont été éliminés, dès le
premier tour de la Coupe du monde de football.
L'Argentine vit un drame similaire. Vous avez compris que je ne fais pas allusion à la corruption
et à la gabegie qui ont plongé ce pays dans un marasme économique sans précédent.
La Colombie, le Congo, le Sri Lanka,
l'Iran... vivent des drames nationaux. Ces pays sont parmi
les plus gros fournisseurs de personnes
déplacées et réfugiées dans le monde. Est-ce la peine
que je vous dise que la grosse masse de ces personnes sont des femmes,
des enfants et des vieillards?
Les nouvelles que diffusent, reprennent, relaient, amplifient les journaux de par le monde répondent,
en gros, aux mêmes règles : proximité (un mort dans mon voisinage m'émeut plus que 50 morts au bout
de mon continent), sensationnalisme, léger ou non, originalité de l'information... Alors, les vrais
drames humains qui accablent de manière récurrente la même portion la plus faible de la société,
qui s'en soucie? Au cours de l'été 2002, il y avait pourtant de quoi se faire quelques cheveux blancs :
journée internationale contre le travail
des enfants (12 juin);
sommet sur l'agriculture et la faim dans le monde à Rome (boudé par les pays riches), etc.
Ces histoires ont des noms, des visages. C'est Ricardo, un ami étudiant colombien, qui ne se voit
pas d'avenir dans son pays ravagé par la guerre civile et la violence. C'est Doina, en Roumanie,
qui a donné naissance à sa petite fille trisomique parce que, dans ce pays arriéré, on n'impose
pas de test aux femmes enceintes de plus de 35 ans. C'est Amina, au Mali, qui veut mettre sur
pied des actions contre les mutilations génitales dans son village natal et que sa mère prévient :
"Ne viens pas parler de cela ici!"
Et il y a notre entourage, nos expériences, nos lectures, nos engagements. Il est simple de faire
une analyse "spécifiquement féministe" de ces drames. Toutes les statistiques (UNICEF,
UNESCO, UNIFEM) portant sur la prostitution, l'analphabétisme, les soins de santé, la nutrition
montrent la sur-représentation des femmes. Et je renvoie à nos propres informations qui ne répondent
pas aux impératifs commerciaux et qui ne surfent pas sur la corde nationale, dont un des archets
est le foot.
Ah le foot! Que je vous en dise quand même quelques mots. Pas besoin d'être grande sociologue pour
constater que c'est un monde exclusivement masculin, et même guerrier. Oui, oui, il suffit de faire
une analyse sommaire du vocabulaire qu'utilisent les journalistes sportifs pour en être convaincue.
Quant aux débordements et au nationalisme bien malsain qu'il génère, sans parler de l'illusion
"d'être ensemble" qui sert si bien les gouvernements. Ainsi, lors de la finale de la coupe du monde
de football en 1998, j'étais fenêtres grandes ouvertes sur une des rues les plus animées de Paris.
Vers minuit, des groupes de jeunes ont envahi la rue en chantant, en gueulant. Ils montaient sur
les capots des voitures, apostrophaient le monde. Il y avait, parmi eux, un fort contingent de
jeunes Français d'origine arabe. Ces jeunes ont cru tenir leur revanche, prendre leur place dans
cette société si dure avec eux. Ah, Zidane, enfin ils avaient un héros ! Et même les bleuettes bien
franchouillardes, qui regarderaient jamais un frisé de trop près, en pinçaient pour le bel Algérien.
Mais n'allez surtout pas leur parler des jeunes qu'elles pourraient côtoyer dans leur ville au jour
le jour. Ceux-là n'ont pas la cuisse de Zidane. Ça, c'est le racisme au quotidien. Il est vite remonté
à la surface.
Et qu'y gagnent les filles dans cette grande foire? Pas grand chose. Mais bon, c'est pas le moment
de chialer, les télés du monde ont du fric à faire,
les marques de sport aussi, avec leurs chaussures
et chemisettes fabriquées dans les usines du tiers-monde par des enfants et des jeunes femmes qui
n'auront jamais, de leur vie, les moyens de se payer une télévision, de regarder un match de foot
à la télé, et croyez-moi, si elles sont comme moi, elles s'en fichent éperdument de ce combat-là.
Article relié : L'information laser, Laurent Laplante, 04-09-03